« Comment avez-vous pu survivre ? » demandât-elle. Ses manières étaient brusques, mais franches. Il haussa les épaules. « Grâce à votre dieu ? » interrogea-t-elle.
— « Je le suppose, » dit-il.
L’Homme aux écouteurs devint plus traitable. Un dieu muni d’un tel pouvoir serait le bienvenu chez les Océanides. « Il y a des fruits dans mon coffre. Sers-les, Opale. » Pendant qu’ils mangeaient et buvaient, Opale leur posa des questions sur la fourmilière. Leur expérience de l’Entre-Murs assurait l’objectivité de leur jugement. La fourmilière était indéniablement forte et puissante, mais elle n’était pas invincible.
« Ils sont en train de fouiller la plage, » coupa l’Homme aux écouteurs en ajustant son casque. « Une patrouille vient d’atterrir près du déversoir. Un chasseur est en train de sortir du vaisseau volant. »
Larry haussa les sourcils. « Un vaisseau volant ? »
— « La fourmilière possède des engins de chasse aériens. Plusieurs d’entre nous les ont vus. »
Larry était stupéfait d’apprendre qu’il existait encore une technologie. Au cours des années passées dans l’Entre-Murs, il avait seulement constaté la décadence du système. « Peuvent-ils nous trouver ici ? »
— « Je ne pense pas. Ils ne sont jamais entrés dans l’eau, même lorsqu’ils poursuivaient l’un d’entre nous… Ils sont en train d’examiner le canot. La rangée de crânes semble les intéresser. Je crois qu’ils ramassent les os… Ils remontent dans leur appareil… Ils s’en vont. »
Larry avança sur ses mains. Il parvint à faire de la sorte une demi-douzaine de pas, avant de retomber sur le pompon formé par l’extrémité de sa robe. Il inspecta ses paumes. La peau était intacte.
Opale montra la corde de halage nouée à sa taille et expliqua comment on s’en servait pour remorquer sous l’eau toutes sortes d’objets. « D’abord, on la leste de manière que sa flottabilité soit nulle. J’attache la corde autour de ma taille, comme ça ! À présent, si vous vous accrochez à l’extrémité, je garderai les mains et les pieds libres pour nager. »
— « Je ne pense pas pouvoir retenir ma respiration très longtemps, » dit Larry. « Pourquoi ne pouvons-nous pas rester ici ? »
Opale secoua la tête avec fermeté. « Ceci est notre Relais. Toutes les familles s’y arrêtent en montant vers la surface. Personne n’y vit, à part l’Homme aux écouteurs. »
Har prit une profonde inspiration. Opale l’entraîna à sa remorque vers les profondeurs obscures. Larry frotta la paroi pour tenter de les suivre du regard, mais le dôme n’était pas assez clair pour qu’il puisse les distinguer nettement. Opale revint, seule. Elle lui lança la corde.
« Accrochez-vous. C’est votre tour. »
— « Peut-être vaudrait-il mieux que ce soit Trilobite qui me remorque. »
Elle acquiesça et les conduisit jusqu’à une ombrelle emplie d’air, à une trentaine de mètres de là. Larry passa la tête à l’intérieur de la bulle d’air bienfaisante. De nouveau, le panorama n’était plus que gris et noirs. Désolé, monotone, aride. Après plusieurs haltes semblables, ils atteignirent un petit dôme. Le pont flottant était très près du plafond.
« La bulle d’air n’est pas encore à la dimension requise, mais elle le sera d’ici l’heure du coucher. Votre réchauffeur se trouve ici. Le bac à fruits est vide. J’enverrai quelqu’un vous porter à manger dans la matinée. »
Har et Larry s’étendirent sur le pont. Trilobite alla fouiller du nez le sable en dessous du dôme et remonta porteur d’un échantillonnage d’outils usagés et de couverts. Opale les quitta après leur avoir montré comment obtenir de l’eau fraîche dans la coupelle murale.
« À quelle profondeur sommes-nous ? » interrogea Har.
— « Je ne puis le dire avec certitude, mais je serais capable de retenir ma respiration environ trois fois plus longtemps qu’à la surface. Si la composition de l’air ici est la même que celle de l’atmosphère, nous serions à peu près à dix brasses de profondeur, à une pression de trois atmosphères. »
Har contempla le plafond. La surface de l’océan n’était qu’une brume bleutée, et une source de lumière. Il ferma ses yeux pour faire un petit somme.
« Je vais monter à la surface, » dit Trilobite, « et prier. Je veux que mon dieu sache combien nous sommes impatients de le voir. »
Larry hocha la tête et regarda la mache s’éloigner à la nage. Il alla jusqu’à l’extrémité d’aval du radeau, plongea son torse dans l’eau et relâcha ses sphincters pour vider ses poches viscérales. Puis il vérifia si de nouveaux abcès étaient apparus sur son dos, se baigna et s’endormit. Ses rêves furent peuplés de visions déplaisantes : calculs rénaux en développement, cailloux rugueux en précipitation dans l’urine hypertonique, cristaux pointus qui poignardaient les fragiles tissus rénaux. Il se réveilla et but trois tasses d’eau douce avant de s’assoupir à nouveau.
Trilobite éprouva une vive douleur en émergeant. La bulle d’air dans son disque menaçait de faire exploser sa membrane linguale. Il lui fallut une longue nanoseconde pour comprendre que l’air, à dix brasses de fond, devait être plus dense et plus comprimé qu’à la surface. Il aurait eu besoin de la participation de son dieu. Un tableau des pressions partielles lui aurait été d’un grand secours. Soudain, il comprit pourquoi les Océanides devaient passer par le Relais au cours de leurs expéditions. Le dôme situé sur les hauts fonds servait de compensateur et leur évitait la douleur engendrée par la dilatation des gaz. Sans avoir prié, il replongea vers le dôme pour aller avertir ses deux protégés. Mais le temps ne pressait pas. Ils dormaient. Il les appela.
« Toujours passer par le Relais, » dit Larry. « Le principe me semble judicieux. Je me rappelle vaguement avoir entendu parler du " mal des caissons ", dans ma jeunesse. J’aimerais pouvoir vous en dire plus ; mais je nageais dans de petits lacs d’eau douce de trois ou quatre mètres de profondeur. »
— « Les Océanides nous renseigneront, » dit Har.
Opale surgit, chargée d’un sac de racines et de noix : des denrées de base pour remplir leur huche. « Votre peau cicatrise bien, » dit-elle. « Elle est moins rouge et moins enflée. C’est un des effets bénéfiques de la compression. Bientôt, vous aurez retrouvé vos forces. » Elle s’empressait auprès de Har, lavant ses plaies et lui donnant à manger.
« Tu ferais bien de cultiver cette amitié, » émit Larry. « Je crois qu’elle désire te prendre pour compagnon. »
Har se montra médiocrement intéressé.
— « Une compagne est beaucoup plus sûre qu’un disciple, » reprit le semi-humain, « surtout si notre dieu continue à n’être qu’une voix. Trilobite me dit que les Océanides manquent de mâles, car ils en perdent beaucoup dans les jardins. Les évadés de la fourmilière, comme nous, meurent généralement de leur exposition au soleil dès qu’ils ont atteint la plage. Les crânes édentés… Toi, tu es vigoureux. Opale est remuée. »
L’épithélium résorba les ulcères cutanés. Har effectuait de courtes promenades natatoires jusqu’aux ombrelles voisines.
« Aujourd’hui, vous pouvez venir voir ceux de mon clan, dans le Grand Dôme, » leur offrit une Opale souriante. « Nous faisons des offrandes aux Prêtres des Abysses. Vous pourrez participer au rite. »
Ils effectuèrent le trajet, long de trois kilomètres, en une heure, avec de fréquentes pauses pour respirer. Le Grand Dôme ressemblait à un mille-pattes avec ses nombreux piliers plantés dans la roche de fond. Larry, à la remorque de Trilobite, perçut en se rapprochant l’activité qui s’y déployait. Les ponts flottants vibraient, chargés de familles bruyantes, couples et enfants. Opale amena le gros Har hors de l’eau. Elle rayonnait de fierté. Le semi-humain les suivit.