Har s’inclinait légèrement, Larry se dandinait sur les mains, cependant qu’Opale les présentait aux siens. Leurs noms, inspirés par les antiques peintures murales, étaient aussi colorés que les mers actuelles étaient désolées. Les Océanides avaient pris la place des espèces éteintes, et aussi leurs noms : Bernacle, autrefois pendu à sa mère, et qui était à présent grand et capable de marcher seul ; des garçons nommés Bernard l’Ermite, Araignée et Étrille ; une femme appelée Crevette, et une autre Corail. Larry adressa à chacun un signe de tête. Ils répondirent par des sourires. La plupart étaient robustes, avec une peau tannée et des membres épais. Dans certaines cellules familiales, le père était absent. L’approvisionnement était rendu plus difficile, et il en résultait des enfants rabougris aux yeux caves. Les femelles nubiles étaient presque deux fois plus nombreuses que les mâles : la rançon des expéditions dans les jardins.
L’Homme aux écouteurs les attendait au bout de la rangée de radeaux, vers le grand fond, au-dessus du gouffre. Quatre vastes paniers d’osier remplis de fruits et lestés de pierres étaient posés au bord du pont flottant. Des fleurs ornaient ces paniers, ainsi que les offrandes plus modestes disposées sur chaque radeau. L’Homme aux écouteurs les invita du geste à descendre sur une plate-forme rectangulaire. Trilobite resta contre la paroi, flottant sur l’eau.
L’entrée en matière ressemblait à une prière d’action de grâces. Au mot « offrande », tous les yeux se portèrent sur les larges paniers chargés de fruits.
« J’ai parlé aux Prêtres des Abysses. Ils acceptent le dieu de Trilobite, Rorqual Il sera ajouté à notre Galerie des Dieux. Chaque famille lui adressera une prière chaque jour jusqu’à ce que la prophétie s’accomplisse. La mer redeviendra féconde. »
On répéta les paroles du vieil homme. Larry se dit que ces mots sonnaient creux dans la bouche de ces mères dont les enfants souffraient de malnutrition.
Quand il vit les deux garçons aux noms de crustacés commencer à précipiter les offrandes dans l’eau, il tira l’Homme aux écouteurs par sa robe.
« Attendez, » murmura-t-il. « Est-il nécessaire de faire une offrande aussi importante ? Euh !… notre dieu, Rorqual, n’exige rien d’autre qu’une prière. Il préfère que nous donnions nos offrandes à ceux qui en ont besoin, ces enfants affamés, par exemple… » Larry désigna les gosses chétifs aux yeux creux.
L’Homme aux écouteurs secoua sa tête hirsute. « Approchez-vous jusqu’au bord. Regardez en bas. L’ombre cache déjà la plus grande partie du gouffre, mais vous pouvez apercevoir quelques dômes. Les Prêtres des Abysses dépendent de nous, comme nous dépendons d’eux. Si nous rompons la chaîne des offrandes, ils devront aller vers un autre clan qui se montrerait plus fidèle. Sinon, ils mourraient de faim. »
Larry scruta la profonde gorge, cherchant à déceler un mouvement.
« En voici un qui vient chercher notre offrande. »
Un ange fit son apparition, un ange avec des ailes et tous les accessoires ; il évoluait parmi les dômes du fond. Il s’arrêta sur une corniche et leva les yeux, en battant lentement des ailes. Larry enfonça sa tête sous l’eau pour mieux voir. L’ange attendait, désinvolte. Larry ne pouvait voir son visage, mais il n’était apparemment pas muni d’un attirail de plongée. Il observa pendant quelques minutes, puis retourna à sa place. L’offrande fut immergée. Elle descendit, laissant dans son sillage des fleurs et des bulles.
« Que nous ont donné les Prêtres des Abysses aujourd’hui ? » interrogea Larry à voix haute. Si tout ceci n’était qu’une cruelle mystification, il ne voulait y prendre part d’aucune manière. Son dos allait mieux et il avait recouvré ses forces. Il était prêt à s’en aller si sa franchise offensait ce peuple superstitieux.
Le gros Har se pencha en avant, curieux, les yeux écarquilles. Lui, il donnait son adhésion aux Prêtres et à leur culte, quels qu’ils fussent. Trilobite dressa la queue. La voix de Larry contenait une note de défi. Mais il n’avait aucune raison d’être sur la défensive. L’Homme aux écouteurs sourit et produisit une feuille de papier métal sur laquelle on avait délicatement estampé des symboles et des lignes.
« Leur carte nous indique une nouvelle voie d’accès aux jardins ; un Relais dans la baie de la Pieuvre. »
Larry examina les contours du terrain sous-marin. Les ombrelles et les dômes jalonnaient un banc de rochers qui menait à un nouveau lieu de débarquement sur la plage.
« Nous aurons ainsi davantage de chances de nous procurer de la nourriture, » dit l’Homme aux écouteurs. « Nous n’avons pas contrôlé les dômes ; ils peuvent être ou non viables ; en tout cas, ils sont d’un modèle solide, le plus solide que nous ayons trouvé. Si nous pouvions les activer pour qu’ils nous fournissent des bulles d’air… »
Opale leva la main. « Har et moi allons recopier cette carte, et nous irons ensuite vérifier sur place. » Elle sourit à Larry. « Vous pouvez venir aussi, avec votre mache. Une petite expédition cartographique vous donnera le sentiment d’être utile. »
— « Pourquoi se donner tant de mal pour les jardins ? » dit Larry, « si notre dieu rétablit la chaîne alimentaire océanique ? »
L’Homme aux écouteurs ne se départit pas de sa gravité. « Nous nous rendons bien compte du temps qu’il faudra pour ramener le poisson dans ces eaux. Même pour un miracle, il faut tenir compte du calendrier de la Nature. »
L’espoir, pensa Larry. Tout ce que Trilobite leur avait donné, c’était l’espoir, et ils en tireraient le meilleur parti possible. Il saisit la queue de la mache. « Allons-y. »
« Voilà le banc de rochers, » dit Opale, en montrant du doigt, depuis l’ombrelle qui les abritait, un relief gris dans le lointain. Larry et Har partageaient avec elle la bulle d’air. Sa chevelure se déployait et s’emmêlait à la leur.
— « Cela semble tellement loin, et tellement sombre… »
— « Cela doit faire environ huit cents mètres si nous prenons à travers le gouffre. C’est la raison pour laquelle nous ne nous en sommes pas occupés jusqu’à présent. S’il s’y trouve des dômes vivants, ils ne se voient pas d’ici. »
— « Comment allons-nous faire pour vérifier ? Monter à la surface et faire le tour par la plage ? »
Opale secoua la tête. « Non. Cela prendrait trop de temps ; il faudrait rester une journée au Relais. Et puis, la plage est trop dangereuse. Pas la peine de courir un tel risque quand ce n’est pas pour des calories. Je peux vous conduire là-bas en une dizaine de minutes. »
— « Une dizaine de minutes ! » fit Har en s’étranglant. « Mais je ne peux pas tenir ma respiration aussi longtemps ! »
Elle goûta l’air diffusé par l’ombrelle. « Je pense que si. Nous sommes au niveau cinq. Si nous pouvons trouver en chemin un dôme d’épousailles, au niveau sept, vous pourrez alors absorber suffisamment d’oxygène pour tenir le coup. »
— « Dix minutes ! » gémit Har. « Et si nous ne trouvons pas d’air tout de suite ? Pouvons-nous remonter ? »
— « Non. Vos poumons exploseraient, » dit-elle. « Nous enverrons Trilobite en reconnaissance. Si nous savons où nous allons, nous gagnerons du temps. »
Larry se laissa remorquer par Trilobite jusqu’au niveau six. Ils pénétrèrent dans un vaste dôme rempli d’air, où flottait une odeur douceâtre. Des fleurs fanées parsemaient le radeau. Cinq brasses plus bas, ils virent deux dômes qui scintillaient faiblement.