— « Cela nous laisse quand même une liste considérable. Ne pourrions-nous pas la réduire un peu ? »
Furlong haussa les épaules. « À quoi bon ? Ils sont interchangeables, comme tous les produits d’un même clone. »
— « C’est vrai, » dit le Batteur. « Mais leurs aptitudes et leur expérience diffèrent. Le fait d’avoir déjoué nos senseurs et échappé à Trilobite prouve qu’ils étaient passablement intelligents, beaucoup plus que l’Entre-les-Murs moyen. »
— « Bien sûr. Un membre du clone L. D. possède de toute évidence une faculté d’adaptation plus rapide qu’un pauvre Citoyen atteint par la sénilité qui essaie de se soustraire à la Suspension Temporaire. »
— « De toute façon, cela ne nous concerne plus, » dit Furlong en fourrant les papiers dans la boîte d’évacuation. « Ce qu’on a retrouvé sur la plage ne laisse aucun doute : le canot, plus des squelettes. Je n’avais jamais vu autant d’ossements rassemblés en un seul endroit. L’environnement doit être très hostile Dehors. »
— « Très, » approuvèrent le Batteur et Ode.
— « Quand rentrerons-nous en possession du canot ? »
— « Le rapport a été transmis à la Récupération. Dès qu’ils pourront s’en occuper, je présume. »
Le Batteur s’assit avec raideur sur le bord de sa couchette, en fléchissant lentement les doigts. « On dirait que l’humidité a de nouveau rouillé mes articulations. » Sa vue devenait plus mauvaise avec l’âge, et cela minait son courage. « J’ai bien peur de ne pas pouvoir aller travailler aujourd’hui. »
Ode se livrait à des exercices de yoga pour se mettre en forme. « Mais tu ne toucheras pas à tes savorisées ni à tes aliments frais. Et cela te rendra encore plus faible. » Il inspecta chacun de ses orteils, pour voir s’ils n’avaient pas de cors, puis enfila ses bottes et alla au Distributeur. « Veux-tu essayer mon breuvage au salicylate contre les rhumatismes ? »
Le Batteur gémit de façon trop théâtrale pour être pris au sérieux. Il hocha la tête et se leva péniblement, attendant que les articulations de son bassin se délient. « Amène-moi la boisson verte et montre-moi où est ma pelle. »
Chapitre six
Faune et flore marines
La puberté fut pour Palourde un choc violent, qui effaça d’un coup sa loyauté et son obéissance. Il oublia ce que lui avaient enseigné sa mère Opale et les Prêtres des Abysses. Il oublia la place qu’il occupait dans la tribu Océanide. En accédant soudain à la virilité, le jeune garçon s’était transformé en un mâle farouche au cou puissant. Et il n’avait plus qu’une chose en tête, une pulsion violente, sa haine de la fourmilière.
Les jardins éclairés par le soleil présentaient à ses yeux un aspect bien anodin. Il était à quatre cents mètres du rivage, porté par une vague indolente. C’était là-bas que se trouvait le danger. Il avait bien appris les leçons des Prêtres. De diaboliques machines volantes chargées d’archers se lanceraient à sa poursuite. Des chasseurs de la fourmilière pouvaient surgir par centaines de leurs terriers. Il était là pour tourner la fourmilière en ridicule, venger la mort de son père et prouver sa virilité.
Il cambra le corps, pour demeurer sur la crête écumeuse de la vague qui l’emmenait vers la plage. En face de lui, il y avait une falaise, sans particularité aucune. Pas d’artefacts. Il ramassa une pierre et se mit à grimper vers la végétation. Pendant un moment, il resta stupéfait devant la variété des fruits luisants. Il n’avait jamais vu tant de nourriture à la fois ; des arpents, non des kilomètres de terrain couverts de moissons en train de mûrir. La tour sentinelle se mit à cliqueter, tandis que ses senseurs soniques et électromagnétiques convergeaient vers le jeune homme. Il jeta sa pierre et creva l’optique ; une pluie d’étincelles s’abattit sur le sol.
« Sors de là ! » hurla-t-il. « Je veux voir à quel genre d’erreur de la nature tu ressembles. »
Il alla jusqu’au pied de la tour. Celle-ci était pourvue de pattes robustes et largement écartées. Des câbles épais sortaient du sol et pénétraient dans l’une des pattes. Il donna un coup de pied à la boîte de raccordement. Lès senseurs protubérants se baissèrent vers lui. Il examina la boîte, pour savoir s’il pouvait la démonter. Une attache bougea. Le couvercle s’ouvrit. Il débrancha une fiche. Les senseurs au-dessus de lui s’éteignirent. Il remit la fiche en place. Les yeux protubérants s’animèrent et clignotèrent avec l’énergie nerveuse des cybers.
« Tiens tiens… c’est donc cette canalisation qui te donne la vie ? » clama-t-il. « Eh bien ! moi je vais te l’ôter, comme tu l’ôtas à mon père ! »
Il prit la pierre ramassée sur la plage et écrasa les plots luisants dans les douilles. La tour ne broncha pas. Une Moissonneuse qui passait par-là n’interrompit même pas ses activités. Palourde savait, par l’enseignement qu’il avait reçu, que ces grosses machines champêtres ne faisaient guère autre chose que de s’occuper des récoltes. Il la regarda passer, ses dimensions lui inspirant un certain respect. « Dis-leur que je suis là ! » cria-t-il. L’Agrimache fut bientôt hors de vue. Le ciel était encore clair. Palourde commença à manger, d’abord avec précaution, puis, au fil des heures, son aplomb grandit et il se mit à chanter en cueillant les fruits, des tas de fruits luisants et colorés : dorés, rouges, orangés, violets. Il en porta plusieurs brassées jusqu’à la plage et s’assit au milieu des globes odorants et comme encaustiqués. La mer heurtée et turbulente lui rappela qu’il avait à résoudre le problème du transport. Pour ne pas encourir la colère de sa mère, il n’était pas passé par le Relais et s’était décomprimé dans un dôme du niveau deux, vers le Récif du Kilomètre Un. Il lui aurait fallu un filet pour remorquer sa récolte sur une telle distance. Il leva les yeux vers la falaise. Les jardins lui fourniraient des fibres avec lesquelles il pourrait tresser un filet.
L’ombre au-dessus de lui le fit sursauter. Le vaisseau diabolique décrivit un cercle et se posa à trois jets de pierre plus loin. Une silhouette en sortit, blanche, avec des yeux énormes ; mais le chatoiement de l’air au-dessus de la plage brûlée de soleil rendait les détails peu perceptibles. Palourde brandit le poing et cria, mais le personnage disparut dans les angles irréguliers de la falaise calcaire. Les deux optiques antérieurs de l’appareil lui donnaient l’apparence d’un insecte. Il était plus petit qu’il ne s’y était attendu : il ne contenait probablement pas plus de six chasseurs. Il agita le poing, et l’engin s’envola. La plage était calme et déserte.
Palourde haussa les épaules, et remonta vers les jardins, s’enfonçant dans le feuillage ; il coupa des herbes et des plantes grimpantes qu’il lia en petites bottes. Le chasseur l’observait dans le viseur de son arc. Il tendit la corde ; l’image de Palourde se dédoubla. Trop loin. Il se rapprocha et banda à nouveau son arc. Les deux images fusionnèrent. Il encocha sa flèche longue de trois mètres cinquante à empennage spécial. L’oculaire de 12 X se mit en place avec un déclic.
Palourde dévala la falaise en serrant dans ses bras une énorme gerbe de plantes destinées à servir de matériau pour le filet, et qui lui picotaient la peau. Il jeta un regard scrutateur par-dessus son fardeau. Au loin, le chasseur était à présent à découvert sur la plage. La flèche qui venait vers lui était invisible dans l’air qui dansait sous la chaleur. Elle le fit tomber à la renverse ; il rebondit sur des pierres lisses. Il avait mal au crâne. Le soleil lui blessait les yeux. Il regarda le trait enfoncé perpendiculairement dans son corps. Son sternum lui faisait un peu mal. La tête de la flèche était fichée dans l’une des bottes végétales. Il resta étendu sans bouger. Il comprenait à présent comment la fourmilière avait tué son père, et son grand-père avant lui. Leurs armes avaient une longue portée. Et elles étaient mortelles ; mais une balle d’herbe aussi épaisse que sa poitrine avait arrêté celle-ci. Des pas s’approchèrent, en faisant crisser le gravier. Palourde garda les paupières closes. Il respirait lentement. Un souffle fit bruire les feuilles de sa gerbe.