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Il s’arracha de l’îlot. Les racines et les plantes grimpantes accrochées à lui se rompirent avec un bruit sec. Les troncs d’arbres se fendirent. Il rallia la mer, avec une bosse de végétaux fermement arrimée à son dos par des racines ligneuses et noueuses. Un embrun salé apporté par le vent emprunta la voie creusée par les racines dans ses disques endommagés et brûla ses organes vitaux, jusqu’au moment où une croûte d’électrolytes et d’oxydes se forma par-dessus les circuits vulnérables.

Allègrement, il franchissait les détroits difficiles, ratissait, pompait. La première année, ses membranes ne recueillirent qu’une faible quantité d’oligo-éléments, mais il put établir par chromatographie la présence de tous les acides aminés. La mer contenait à nouveau des protéines. Le processus se poursuivit. Au cours de la deuxième saison, des créatures plus grosses se prirent dans ses râteaux : de tendres copépodes, des hétéropodes aux coquilles bizarres et fragiles, des chætognathes et des dinoflagellés. La Société Terrestre serait satisfaite de sa récolte. L’homme serait satisfait.

Opale la Grande parcourut du regard son nid, au niveau trois, à dix brasses de profondeur. La huche à fruits était presque vide ; il y en aurait tout juste assez pour son offrande aux Prêtres des Abysses. Cette fois, c’est elle qui irait razzier les jardins. Le genou gauche de Har était encore enflé, hors d’état de supporter son poids. Un certain nombre d’Océanides avaient été blessés durant la chute de météorites. Un tsunami provoqué par un astroblème avait déplacé une montagne de détritus géologiques, l’emprisonnant dans les ruines sous-marines. Son genou gauche avait été écrasé. Et, jusqu’à sa guérison, c’est à Opale qu’incombait la lourde tâche de nourrir la famille.

« Il faut que j’aille dans les jardins, » dit-elle en caressant ses deux plus jeunes enfants. Palourde, son aîné, était maintenant un adulte et avait quitté le nid.

Har hocha la tête. Les marmots et lui la regardèrent descendre par une fissure dentelée et nager vers la surface à travers les parois transparentes et ondoyantes ; ses seins et ses fesses roses chatoyaient dans les eaux troubles. Depuis la chute de météorites, la visibilité avait décru.

Opale nageait posément parmi les ruines recouvertes d’un suaire d’écume, s’arrêtant pour prendre de l’air dans les ombrelles encore vivantes. Au niveau deux, elle pénétra dans le Relais en forme de champignon, surgissant brusquement à la surface au milieu de l’habitation.

« Bienvenue, » fit l’Homme aux écouteurs, hirsute et parcheminé.

Elle escalada la rampe d’accès, ruisselante, et vint le rejoindre parmi ses fils électriques. Il tenait un bol sur ses genoux. Il avait l’air soucieux.

— « Qu’entends-tu à la surface ? » demanda-t-elle.

— « Rien. Pourtant, j’ai le sentiment que nous avons vu le messager du malheur, » grogna-t-il en montrant un crustacé rouge. « Le krill. » Il le laissa retomber dans le bol.

— « Les krills sont de retour ? » Il acquiesça gravement.

— « Mais c’est magnifique ! » s’exclama-t-elle. « J’en ai vu sur les peintures murales ; c’est une bonne nourriture que nous donne la mer. Le dieu de Trilobite a exaucé nos prières. Nous n’aurons bientôt plus besoin d’aller piller les jardins pour assurer notre survie. »

Une larme dégoulina sur la joue ridée de l’Homme aux écouteurs.

« Qu’y a-t-il ? » interrogea Opale.

Il désigna le réseau de fils. « La fourmilière verra le krill, elle aussi. Elle reviendra moissonner la mer, et nous chassera. Nos enfants n’auront nulle part où se cacher… nulle part. »

Opale était abasourdie. Les Océanides vivaient sur le plateau continental depuis des générations. Elle savait que les ruines qu’ils habitaient avaient été construites par la fourmilière, mais il y avait très longtemps de cela. À présent, c’était le territoire des Océanides. L’océan était leur refuge, leur patrie. Elle agita le poing vers le plafond.

— « La fourmilière ne nous chassera pas ! »

Là-haut, le ressac était terni par des plantes jaunes et vert fumeux, algues et diatomées. Après avoir dormi, Opale gagna les jardins et y déroba sa part de la récolte. Les Agrimaches l’ignorèrent. Elle opéra rapidement et calmement, liant les melons de façon à former un radeau et emplissant des sacs de noix et de baies. Au crépuscule, elle se laissa porter par le courant jusqu’à la balise du Relais. Quelques étoiles clignotaient au-dessus d’elle. À l’occident, l’horizon était encore faiblement éclairé d’une lueur bleue lorsque s’y profila une silhouette, longue de près de quatre cents mètres, basse et parsemée d’arbustes.

Elle était en plein sur la route d’Opale ; une île, à un endroit où il n’aurait pas dû y avoir d’île. Le courant amena Opale sur la plage unie, légèrement granuleuse. Tenant d’une main la liane reliée à son radeau, elle examina les arbres : des feuilles enchevêtrées, des troncs et des racines ; rien que de très normal. Elle attacha le radeau et entreprit d’explorer la brousse qui croissait à hauteur d’épaule sous une voûte de palmes. Au bout de la plage, elle découvrit une sorte de caverne construite avec de gros rochers. À l’intérieur, il y avait des ornements rutilants et des pierres à l’éclat aveuglant serties dans les parois. Le sol était jonché de petits outils, de varech et de crabes pinceurs.

Rorqual trembla au contact des pieds nus. L’immense Moissonneuse essaya de parler, mais les molécules d’air n’obéissaient pas. Il ne pouvait émettre aucun son. Il avait perdu ses membranes vocales en même temps que son système auditif à longue portée. Il essaya de communiquer par d’autres moyens. Un imprimé voleta jusqu’à terre, et ne fut pas davantage remarqué qu’une feuille morte. Rorqual risqua une offrande. Ayant mâché un paillis de cellulose dans une solution d’hydrocarbure, la mache polymérisa et expulsa un petit outil. Opale le ramassa, intriguée. Au comble de l’excitation, Rorqual façonna une petite poupée à l’image de sa visiteuse nue et mouillée. Elle avait un aspect caoutchouteux et translucide, c’était un polymère solide.

La curiosité d’Opale fut brutalement refroidie par ce qu’elle vit par le hublot. Cette île avait une houache ; elle avançait ! Elle jura et s’enfuit, plongea par-dessus bord en oubliant ses melons.

Trois Océanides pelotonnés dans leur nid du niveau trois observaient l’ombre qui passait au-dessus du récif.

« C’est elle. Elle me cherche, » chuchota Opale.

— « Une île flottante ? » questionna Har. Palourde secoua la tête. « Le Léviathan. Les Prêtres des Abysses m’en ont parlé. Et il est question d’une créature semblable dans les vieilles ballades et les peintures murales. Ce n’est pas une île. C’est une créature qui récolte les krills pour la fourmilière, une espèce géante et mutante de baleinoptère. As-tu remarqué la cabine de commande ? »

Opale acquiesça. « Une petite pièce. »

— « Fixée à l’arrière du crâne, » expliqua-t-il. « La fourmilière a conçu une combinaison entre les machines, le cerveau et les muscles de l’infortunée créature. Un équipage peut ainsi la manœuvrer sans tenir compte de ses migrations habituelles. Je ne sais pas très bien comment ils la nourrissent. »