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Le capitaine Ode calma son ami d’un geste et s’éloigna avec son équipage.

On escamota les droits de priorité pour remettre en fonction les chantiers navals. On enleva les cerveaux-maches des Portes, des Distributeurs et des cybers de toute classe. On les acheminait jusqu’aux ruines inondées et corrodées qui bordaient le puisard. Les travailleurs néchiffes trouvèrent le travail au-dessus de leurs forces. Les anciennes tours et les grues robots formaient des tas de ferraille rouillée où se mêlaient des solives tordues, des câbles, des tôles et autres rebuts. Tout ce matériel était trop lourd ou trop tranchant pour les Citoyens en recyclage, à la peau tendre et au corps chétif. Il fallait créer une caste Chantier Naval. Le projet fut donc temporairement suspendu, pendant qu’on élaborait des spécialistes dotés des qualités requises : épaules larges, peau épaisse, niveau mental d’un Bricoleur ou d’un membre de la caste du Conduit. Des années passeraient avant qu’une copie achevée de Rorqual glisse le long des rampes.

À sa grande surprise, le Batteur obtint une réponse à sa demande de pièces de rechange. Il se présenta à la Clinique, où on le traita avec la plus grande courtoisie. Lors de sa première visite, on prit ses empreintes pour lui faire de nouvelles dents, on examina ses yeux pour lui fabriquer un nouveau cristallin de prothèse, et on fit des arthrogrammes pour sa nouvelle hanche. Pendant ces examens, on découvrit d’autres défectuosités : on extirpa un polype bénin du colon ; on modifia son régime en lui prescrivant plus de savorisées ; on donna à son nouveau Distributeur des instructions concernant ses exercices quotidiens ; le cristallin obscurci fut découpé et aspiré, puis remplacé par un neuf en plastique.

« Un nouveau Distributeur ? » interrogea-t-il.

— « Conformément à votre nouveau statut, » dit l’employé en lui tendant le lingot d’or.

Le Batteur cligna des yeux devant l’éclat du métal jaune. Il avait mal à l’œil qu’on venait d’opérer et voyait double.

« Vous êtes un Lion, » expliqua l’employé. « La Société pourra faire appel à vous à tout moment. Vous aurez à effectuer un travail de surveillance dans les différents secteurs de la caste. »

Le Batteur opina de la tête.

« Voici votre nouveau Distributeur. Il va vous suivre jusque chez vous sur le Déménageur. Quand il sera branché, vous pourrez constater ses particularités : il peut doser le froid, le chaud et l’arôme. Vos dents seront prêtes demain. Le jour suivant, nous nous occuperons de votre hanche. D’ici deux semaines, vous aurez l’impression d’avoir dix ans de moins. »

« Lion ? » marmonna le Batteur.

— « Oui. Je me demande quelle sera la première tâche qu’on vous assignera. Nous avons reçu l’ordre de vous donner un très haut rang de priorité. »

Le Batteur n’eut pas longtemps à attendre. Après diverses opérations chirurgicales, son Distributeur établit pour lui un programme de marche à pied : deux heures sur la spirale deux fois par jour. Il avait chaque fois à parcourir une plus grande distance, son habitacle dans les quartiers du Service des Égouts servant de point de départ. Furlong n’avait aucun travail à lui confier.

Il rentrait de sa promenade matinale, affamé et trempé de sueur, lorsque son Distributeur lui dit avec enjouement : « Froid ou chaud ? Aujourd’hui, tu vas recevoir ton affectation. »

— « Froid, avec de la mousse ; un grand verre. Quelle affectation ? »

Dans le réceptacle arrivèrent deux chopes d’un liquide jaune et givré qui moussa lorsqu’il fit sauter les couvercles. Il but une longue gorgée. Il ressentit une douleur aiguë dans sa dent neuve. « Ouille ! C’est froid ! » Quand le liquide eut diminué de moitié, il s’assit et attendit que le Distributeur poursuive.

— « Lion Batteur, tu vas emmener un détachement Dehors et installer des câbles pour la longue oreille. »

— « Dehors ? » fit le Batteur en frémissant.

— « Il y aura des glaçons dans les boissons et des bouts de viande dans la soupe. »

Il hocha la tête.

Le Batteur diminua la transparence de ses lunettes protectrices et s’aventura avec circonspection dans les jardins. Leurs combinaisons étaient d’un modèle isolant, qui les maintenait dans l’atmosphère chaude et humide de la fourmilière. Il sentait contre lui les coudes et les épaules des membres de son équipe ; ils se pelotonnaient les uns contre les autres pour se protéger de leurs « peurs du Dehors », de leur agoraphobie.

Un soleil vif faisait chatoyer les fleurs aux couleurs éclatantes. Les plantes au feuillage dense absorbaient les sons, assourdissaient les voix et dissimulaient les hommes à la vue l’un de l’autre. Trois travailleurs, se retrouvant isolés dans un espace si large et si découvert, s’évanouirent et moururent.

Les tours de l’audio longue oreille, dressées sur une colline, s’élevaient vers le ciel. Des isolateurs vitreux étaient fixés sur des poutrelles minces comme les fils d’une toile d’araignée. La structure, oscillant dans le vent, offrait un aspect délicat. La moitié des hommes furent incapables de grimper aux échelles. Beaucoup de ceux qui entreprirent l’ascension ne résistèrent même pas une heure, et restèrent collés aux barreaux, ou tombèrent sur le sol en des tas d’os fracturés. Des remplaçants arrivèrent. Les bobines grinçaient au pied des tours tandis qu’on tendait les câbles de bas en haut de l’antenne. Les équipes de brancardiers allaient et venaient avec leurs fardeaux éclissés. Au crépuscule, on envoya des troupes fraîches prendre la relève des survivants. Us travaillèrent toute la nuit, se balançant contre un ciel semé d’étoiles. L’obscurité gommait la plupart du paysage, si bien que les Néchiffes, dont le champ de vision était limité par leur lampe frontale, travaillaient avec plus de sérénité.

Plusieurs jours après, le Batteur comprit d’où la structure tenait son nom. L’antenne qui prenait lentement forme était concave et oblongue, comme une oreille de lapin.

Le capitaine Ode perdit six hommes de son équipage, à cause de l’agoraphobie. Une douzaine d’autres étaient à différents stades de la catatonie.

Rorqual accomplissait son travail de râtisseur à merveille. Des centaines de milliers de tonnes de calories bourraient sa cale : des savorisées pour la fourmilière. Il ramenait ses filets et les digérait ; les polymères retournaient dans leurs compartiments. Les bactéries, des ferments cellulosiques, étaient semés dans la cale, afin d’y digérer les fibres végétales. Les parois cellulaires des algues se transformaient en poly-saccharide, un sucre comestible.

Pendant le voyage de retour vers le Secteur Orange, Rorqual fit un détour et remonta la côte jusqu’à l’endroit où il avait repéré Opale. La grue de bâbord lâcha au-dessus du récif des masses fumantes en forme de saucisse : des biscuits verts et friables de plancton en fermentation qui flottaient difficilement.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’écria le capitaine Ode. « Tu as perdu une partie de la cargaison. Est-ce un accident ? »

L’imprimé délivré par le bateau était totalement dénué de sens pour le Néchiffe. Il interpréta l’événement comme une offrande à un esprit aquatique, une superstition ancrée dans les antiques banques de mémoire du vaisseau. Il décida de ne pas y accorder d’importance.

Trilobite remorquait Larry le semi-humain ; ils traversèrent une ribambelle de poissons minuscules, puis remontèrent à la surface pour que Larry reprenne sa respiration. Tandis que l’homme-tronc lézardait sur le disque central de la mache, la queue de celle-ci surgit hors de l’eau et lança un appel à Rorqual