Le Batteur maudit son impuissance en assistant sur l’écran à cette bataille unilatérale. L’Océanide n’était pas même blessé, bien qu’il ait mis hors de combat tout l’effectif du navire. Le capitaine Ode s’efforçait encore d’ouvrir la porte du coffre où étaient rangées les armes lorsque l’Océanide le découvrit et le jeta contre le mur. Le bruit sourd produit par le choc fut fidèlement retransmis par l’audio, et le Batteur tressaillit, le cœur soulevé.
L’Océanide suivit les traces rouges sous les ponts, jusqu’à ce qu’il ait trouvé le corps congelé de l’autre géant. Cela parut le satisfaire. Il l’enveloppa de filets qu’il lesta de lourds outils. Le silence régnait sur le navire lorsqu’il sauta dans le sillage du bâtiment avec son fardeau.
Le Batteur attendait sur les docks en compagnie de deux douzaines de Médi-équipes. Rorqual accosta, toutes ses écoutilles ouvertes. Des rangées de civières s’alignaient sur la plage avant. Les blessés qui pouvaient marcher s’étaient occupés de leur mieux des blessés plus graves. Les morts reposaient sur de la glace.
Le Batteur se rendit tout droit dans la cabine du capitaine. Ode était sous sédatif. Il était vivant et dans un état stationnaire, mais il souffrait de fractures multiples du pelvis et des extrémités inférieures, ainsi que de plusieurs côtes fracturées sans déplacement et d’une fracture linéaire du crâne.
« Tu devrais faire plus attention, » le réprimanda le Batteur.
Ode émergea de sa torpeur et sourit, mais ne dit rien. Le Méditech l’examina et secoua lentement la tête. Ils lardèrent le vieux capitaine de fils et de tubes destinés à le maintenir en vie et le déposèrent sur le brancard de la Médimache.
« Quelles sont ses chances de s’en sortir ? »
Le tech secoua à nouveau la tête : « Chacun de ses os, pratiquement, est cassé. En dessous de la taille, ils sont déplacés. La vessie paraît également abîmée et l’urine détruira tous les tissus qu’elle pénétrera. Et si toutes ces fractures absorbent le sang nécessaire pour que les os se ressoudent, il ne lui en restera plus une goutte dans le corps. Je ne sais pas comment sa pression a pu se maintenir aussi longtemps. »
— « N’y a-t-il rien que nous puissions faire ? »
— « Le mieux serait de le congeler, de le mettre en Suspension Temporaire jusqu’à ce que nous puissions mobiliser la moitié du personnel de la clinique en même temps pour le soigner. Et ce ne sera pas avant longtemps, à moins qu’on ne relève son droit de priorité. »
— « Mais il est capitaine… »
— « Vous voulez dire : était capitaine. Il ne naviguera jamais plus. »
C’est un Batteur en furie qui se présenta à la réunion du Conseil de la fourmilière.
« Pourquoi Rorqual doit-il rester neutre ? » questionna-t-il avec hargne. « Nous avons perdu tout l’équipage à cause d’une créature que le bateau aurait pu écraser comme une mouche avec sa grue. »
Le délégué de la Sûreté, un neutre gras et accommodant, tourna vers lui de petits yeux de cochon et dit lentement, d’un ton doctoral : « Votre navire est équipé des circuits ES/AI, qui constituent sa personnalité. D’après ce que j’en sais, c’est ce qui lui permet de survivre dans des environnements extrêmement hostiles. Cependant, nous savons depuis longtemps que les machines ainsi pourvues d’un génie personnel ne doivent en aucun cas avoir la possibilité de tuer un hominidé quel qu’il soit. Elles pourraient alors découvrir une raison parfaitement logique de nous tuer tous. »
Les autres délégués approuvèrent. Ils firent remarquer que même le C.U. avait recours à un mégajury composé de Citoyens pour exécuter les condamnés à mort.
Le Batteur s’assit en marmonnant : « Dans ce cas, pourquoi y mettre un équipage ? Ce bateau pourrait fort bien faire la récolte tout seul. »
— « Le Rorqual Maru doit avoir un équipage en toute circonstance, » fit le C.U. impérativement. « Il effectue de longs parcours et se sent seul. Lui permettre de naviguer seul, c’est inviter les Océanides à en prendre le commandement. » Le tech du Synthé se leva.
— « Le plancton se trouve partout. Je suis sûr que nous pourrions mettre au point un itinéraire qui éviterait les zones contrôlées par les Océanides. »
— « Et, » fit Wandee, du Bio, « nous sommes en train de travailler sur les gènes d’un nouveau prototype de Citoyen qui serait capable de combattre les Océanides. Un Citoyen plus grand et plus fort, qui serait également pourvu des qualifications requises pour les chantiers navals. »
— « Assez fort pour attaquer un Océanide à mains nues ? » demanda l’homme de la Sûreté.
Wandee acquiesça.
« Mais son corps devrait être considéré comme une arme. Comment pourriez-vous vous assurer sa loyauté ? »
— « De la même façon que certaines fourmis s’assurent de celle de leurs guerriers. Il sera conçu de telle sorte qu’il sera incapable de se nourrir seul. »
Le Batteur était révolté. « Que voulez-vous dire… pas d’œsophage, ou pas de mains ? »
Wandee sourit. « Oh ! rien d’aussi brutal ! Il ne remarquera même pas qu’il y a quelque chose qui cloche. Nous supprimerons un des principaux maillons de sa chaîne métabolique ; il aura ainsi besoin d’un régime spécial que seule la fourmilière pourra lui donner. Sinon, il deviendra malade et mourra. »
Le Batteur frissonna. À présent, il regrettait d’avoir posé la question. Un œsophage ligaturé pouvait être réparé par un Bricoleur bienveillant. Mais que pouvait faire un pauvre soldat au système enzymatique défectueux s’il désirait démissionner ? Rien.
« Voici une copie de la liste des particularités que nous espérons programmer dans les gènes de notre guerrier, » dit Wandee en lui tendant un tableau.
Le Batteur y jeta un regard rapide. « Ça m’a l’air très bien, mais est-ce qu’il marchera ? »
— « Il marchera, courra, nagera… et se battra, » dit Wandee.
Le Batteur était sceptique.
— « Comment pouvez-vous en être aussi sûre ? Il y a seulement quelques années, votre Filandière n’était pas en mesure d’établir le schéma génétique d’un simple protozoaire marin. Et maintenant vous pensez être capable de nous fabriquer un superhomme ? »
La liste fit le tour de la table. L’attirail de combat mentionné était très impressionnant : une lourde charpente osseuse, des muscles solides, des réflexes rapides, une grande résistance à la douleur, un axe neuro-endocrinien puissant. Aucun des membres du Conseil ne comprenait très bien le fonctionnement de la Filandière à gènes. Wandee désirait réfuter les objections du Batteur sans accabler les autres Néchiffes indolents d’une avalanche de termes nouveaux susceptibles de les troubler. Le Batteur, lui, possédait une exceptionnelle faculté de compréhension, qui s’étendait bien au-delà de sa spécialisation, et, de plus, un esprit ouvert. C’était un Lion.
« La fabrication de ce prototype est beaucoup plus simple que l’élaboration du projet faune et flore marines. Nous n’avons pas à fabriquer un gène entièrement nouveau. On a établi à de nombreuses reprises le schéma génétique humain, et les vingt pour cent du schéma sont assez clairs pour nous. Assez pour que nous puissions fixer les caractéristiques générales qui nous intéressent. Nous utiliserons le schéma le plus ancien que nous ayons dans nos archives, celui du primitif Larry De ver, d’avant l’Ère de Karl. Nous avons encore quelques-uns de ses noyaux rénaux alpha en Suspension. En nous servant de ses chromosomes, et en détruisant le superflu, il ne nous restera que relativement peu de gènes à assembler. »