S’adapter au mannequin fut aisé, physiquement. Larry se sentait propre, bien au sec et à l’aise ; les reins artificiels fonctionnaient grâce à une dérivation reliée à ses artères et à ses veines.
Psychologiquement, c’était plus difficile. Les jambes infatigables l’emmenaient où il voulait, dans des promenades, des escalades, et même sur le Grand Tour. C’était une piste dé cent cinquante kilomètres en pourtour d’un parc bordant l’un des lacs Mineurs. Les concurrents, durant les compétitions, couvraient ordinairement cette distance en trois jours de course. Larry n’eut aucune difficulté à la parcourir en une journée. Ses jambes musclées couraient à une moyenne de 15 kilomètres à l’heure, et il lui fallait dix heures pour faire le tour de la piste. Son nouveau corps avait une stature plus imposante, qui commandait le respect à ceux qui ne le connaissaient pas. Les femelles fades et les mâles sournois aux activités de parasites l’examinaient maintenant avec attention. Mais cette puissance virile n’était qu’une façade, et son ergo n’en fut que plus meurtri lorsque l’illusion se dissipa.
Rusty Stafford frottait sa peau d’écorce de citron et dormait sur de fines balles de luzerne fraîche. Son collant aux larges mailles mettait en valeur son corps peint. Elle se pavanait dans le parc qui était son terrain de chasse. Elle aperçut un visage osseux qui lui était familier.
« Larry ! Larry Dever, vieux satyre ! »
Il s’arrêta et sourit timidement. Elle courut vers lui, balançant sa crinière. « J’ai entendu parler de ton accident. Je suis heureuse de te voir rétabli. Tu as une mine splendide ! » Elle posa sa main parfumée sur son épaule et le conduisit jusqu’à un groupe de distributeurs. « Tu as bien le temps de prendre quelque chose ? Ma parole ! tu transpires à peine ! Combien de kilomètres as-tu fait ? »
Il éluda la question d’un haussement d’épaules et lui offrit un siège, puis sélectionna des boissons gazeuses. Ils les dégustèrent tout en grignotant quelques babioles et parlèrent du temps où ils étudiaient ensemble dans les magasins de formation. Elle s’appuya contre lui, lui caressant la cuisse.
« Tu te rappelles comment tu m’appelais ? » dit-elle, espiègle.
— « J’étais saoul. »
— « Succulente concubine, » fit-elle en gloussant.
— « Tu étais celle de Earl, pas… euh ! comment va Earl ? »
— « Il est parti. » Elle fit la moue. « Il a choisi la carrière d’ingénieur du Proche Espace. Nous avons dénoué notre lien et il s’en est allé avec le convoi d’octobre. » Elle leva les yeux. « J’imagine qu’il s’est trouvé une fille, là-haut. »
Larry suivit son regard. « Les monitrices d’Olga…, Elles font d’excellentes épouses. »
— « Des mères, tu veux dire ! Elles sont tellement occupées à jouer les nounous auprès de tout le genre humain qu’elles ne savent plus faire la différence entre un fils et un amant. Ce ne sont que des Nordiques aux gros seins qui veulent pouponner le monde entier. Elles ne savent pas s’occuper d’un homme, à part pour le laver, le nourrir et entretenir ses vêtements. »
Larry se racla la gorge et se mit à jouer avec sa nourriture. Elle se radoucit et baissa les yeux.
— « Mais moi, je sais m’occuper d’un homme… » dit-elle lentement. Des reflets jouèrent sur la peinture qui couvrait sa gorge tandis qu’elle respirait.
Des miettes sèches se collaient à la langue et au palais de Larry.
« Et toi, comment vas-tu ? Toujours à courir les filles ? Je parie que tu ne pourrais pas m’attraper. » Elle pressa sa cuisse d’androïde. « Je ne devrais peut-être pas aller si vite, » dit-elle avec un petit rire. « Ces jambes m’ont l’air parfaites, malgré l’accident. Tu t’entraînes beaucoup ? »
Le long silence embarrassé de Larry lui mit la puce à l’oreille. Elle avait des yeux larmoyants, à la sclérotique trop blanche. « Que… ? »
— « Ce ne sont pas mes jambes, » dit-il tristement. Elle retira sa main. Ces muscles saillants dont le contact l’avait excitée l’emplissaient à présent de répulsion. « Un mannequin ! » s’exclama-t-elle.
Il se sentit malade en voyant son expression. La révélation du néant sexuel que dissimulait son apparence prometteuse faisait de lui pire qu’un infirme. En encourageant la fille à lui faire des avances – des avances à un androïde – il s’était conduit comme un perverti !
« Tu ne t’en es pas sorti, en fin de compte, » dit-elle d’une voix étranglée.
— « En partie oui, en partie non. » Sa voix avait cette intonation plate qui caractérisait les Médimaches. Elle avait du mal à croire que c’était de son propre corps qu’il parlait. « Ils ont tout mis en œuvre pour me guérir, à la Clinique, mais l’influx nerveux ne passait plus. Maintenant, ça va très bien. Mon mannequin a une personnalité extraordinaire. »
— « C’est merveilleux… vraiment. » Sa voix était froide, et les mots sonnaient faux. « Vous allez bien vous amuser tous les deux ! » Elle promenait son regard à l’entour, cherchant une excuse quelconque pour partir, mais Larry n’écoutait plus. Pour lui, elle n’était plus là, depuis l’instant même où son attitude s’était refroidie. Son expression avide avait fait place à un masque de sympathie derrière lequel il devinait sa contrariété.
Lew se trouvait à la tête de la Médi-équipe lorsque Larry se rua à l’intérieur de la Clinique en demandant des formulaires pour la Suspension.
« La Suspension ? » s’étonna Lew.
Larry se retourna et vit le visage doux du capitaine. Celui-ci était de la branche Marfan, grand et efflanqué dans sa tunique blanche. Larry froissa les papiers. Sa voix se fêla : « Le mannequin ne… n’est pas suffisant. »
Lew l’efflanqué l’emmena dans son bureau et brancha un capteur dans le plot ombilical du mannequin. « Voyons ce qui vous tracasse. »
Les enregistrements optiques étaient très significatifs.
« Les femmes ? Je sais que c’est dur, pour un mâle de votre âge, mais nous nous sommes déjà penchés sur ce problème. La perte de vos réflexes pelviens rend impossible tout semblant de vie sexuelle. »
Larry était presque incapable de comprendre ce qu’il lui disait. La réaction brutale de Rusty lui avait causé un tel choc qu’il ne pouvait penser à rien d’autre. Lew parla lentement : « Toute activité sexuelle sera impossible. Vous trouverez des amis, des compagnes qui s’intéresseront à votre esprit, à votre intelligence… »
— « Ça ne suffit pas ! » lâcha Larry.
— « Ce que vous demandez n’est pas réalisable au stade • actuel de la science des transplantations. Tant que nous ne serons pas en mesure de greffer des tissus du système nerveux central, les personnes dans votre cas devront se contenter d’un mannequin et… »
— « Quand serez-vous en mesure de faire ces greffes ? » l’interrompit Larry.
Lew haussa les épaules. « Pas avant quelques générations. Les gars du Bio pondent des mémoires sur la question chaque année. Les fibres du S.N.C. n’arrivent pas à franchir les tissus cicatriciels. Les nerfs périphériques ont de bonnes enveloppes en forme du tube, à l’intérieur desquelles ils peuvent se reformer quand ils ont été endommagés. Mais c’est une tout autre chose pour le cerveau de la moelle épinière. »
» Il est de mon devoir de vous prévenir que la Suspension n’est pas une solution aussi facile qu’elle le paraît. De graves complications se produisent souvent. Vous risquez, en vous laissant aveugler par le problème sexuel, de troquer le présent contre un futur incertain : des lésions cérébrales, ou la mort. »