Le batteur s’assit sur le bord du chariot et offrit à ARNOLD une sucrerie orange-quatre.
« Nous sommes tous des Réincarnationnistes. Tu sais ce que cela veut dire, n’est-ce pas ? »
ARNOLD sourit et récita : « Nous croyons en la transmigration de l’âme. Nos âmes ont habité d’autres corps, même ceux de créatures non humaines, avant de venir dans les corps qui sont présentement les nôtres. »
— « C’est exact, » dit le Batteur en prenant soin de parler lentement. « Nous nous rendons à la Chapelle pour essayer de percevoir quelque chose d’une vie antérieure. Nous essayons de nous comprendre mieux, pour devenir de meilleurs Citoyens. Est-ce que cela te plairait de venir ? »
ARNOLD acquiesça.
« Tu découvriras peut-être que tu n’as pas toujours été une bête de trait, » ajouta le Batteur.
ARNOLD sourit d’un air un peu vague. Il ne comprenait pas ce que voulait dire le Batteur.
Ils prirent rendez-vous avec Mullah.
ARNOLD se présenta à la Chapelle escorté du Batteur. Il avait presque soixante centimètres de plus que le Citoyen moyen. Il descendit la nef en faisant tinter ses chaînes. Les murs de la nef étaient ornés d’une fresque représentant la Transmigration Darwinienne : protozoaires, métazoaires, invertébrés inférieurs, animaux supérieurs, et, enfin, l’aboutissement, la créature de la fourmilière, le Néchiffe à quatre orteils. Le Batteur examina plusieurs de ces peintures et nota une négligence évidente dans les détails. Les caractéristiques phylétiques avaient été pour la plus grande partie ignorées par l’artiste, qui avait essentiellement mis l’accent sur les yeux ou sur leur emplacement, comme si le point de vue de la créature avait plus d’importance que son identité.
Le Mullah en robe ordonna à ARNOLD de poser ses chaînes et de s’étendre sur l’autel, une banquette surchargée de télémètres. Les fers tombèrent avec bruit sur le sol. Quatre Méditechs le relièrent grâce à des fils et à des tubes au téléimprimeur sensoriel afin de passer en revue son héritage phylogénétique, ou ce qu’on nommait la leptoâme.
« Pour commencer, nous essaierons d’établir un langage sensoriel commun entre les enregistrements et le subconscient d’ARNOLD, » dit le Mullah. Ils observèrent l’encéphalogramme tandis que les drogues et un courant intermittent dirigé vers le cerveau moyen supprimaient la conscience chez ARNOLD.
« Il faudra plusieurs séances avant que les images de la leptoâme deviennent claires. Nous débuterons par les symboles de base : démangeaison, soif, faim, fatigue et instinct sexuel : toutes choses compréhensibles pour la moelle épinière. La démangeaison sert à localiser un message sensoriel. Elle est plus efficace que la douleur ou la température dans l’étude de la leptoâme, car une démangeaison incite à faire quelque chose. La douleur a souvent pour seul effet de déclencher le réflexe spinal du retrait. Les centres supérieurs n’entrent pas en jeu. La démangeaison vous pousse à vous gratter, ce qui est une réaction motrice complexe. Remarquez la façon dont son encéphalogramme enregistre cette démangeaison : une sensation périphérique, comme si des fourmis couraient sur la peau : un fourmillement. Voyez comment elle se déplace tout autour du cortex sensoriel pour correspondre aux différents points de son anatomie. »
Après une courte pause, le rythme alpha reprit. Puis le Batteur put observer le téléimprimeur torturer ARNOLD par la soif – probablement l’un des plus anciens souvenirs phylogénétiques, remontant à la période où les formes de vie quittèrent les mers. Des solutions hypertoniques baignèrent les principales terminaisons nerveuses vasculaires, l’assoiffant physiologiquement ; squelettes, feuilles mortes, tourbillons de poussière et mirages dans le désert. On renforça la sensation physique par la chaleur sur la peau et le dessèchement de la gorge. Quatre types de stimulations engendrèrent une image convaincante de la soif, une soif quadri-dimensionnelle. ARNOLD se tordait de souffrance. Le téléimprimeur attendit que toutes les aiguilles indicatrices soient dans la zone rouge, puis récompensa ARNOLD en mettant fin aux stimuli quadri-dimensionnels. L’eau était fraîche, profonde et couvrait une large étendue. Des glaçons emplirent sa bouche et des fluides hypotoniques irriguèrent son estomac.
Mullah était satisfait.
Une nouvelle pause lui fut accordée, pour laisser aux ondes céphaliques le temps de se stabiliser.
« La faim comporte un certain danger, » avertit Mullah. « La stimulation physiologique est causée en partie par l’hypoglicémie. Lorsqu’on fait descendre le taux de glucose du sang en dessous de quarante milligrammes, il nous arrive de perdre un ou deux Citoyens : lésion cérébrale occasionnée par les convulsions. Allons-y. Il y aura quatre étapes. Physique : des tubes vident l’estomac. Neurale : stimulation sonique du « centre de la faim » médullaire. Physio : l’insuline abaisse le taux de glucose pour créer une faim cellulaire. Psycho : des images de squelettes et une démangeaison dans la bouche et l’estomac. La faim quadridimensionnelle. »
ARNOLD éprouvait l’irrésistible envie de se goinfrer de pâtés en croûte et de gâteaux bien gonflés.
« Nous terminons d’ordinaire cette séquence par une distribution de pâtés et de gâteaux accordée par la fourmilière, » expliqua Mullah. « Cela ne peut leur faire aucun mal, et risque d’accroître leur loyauté envers la fourmilière. »
Le Batteur approuva.
« Le sexe est un important facteur d’agressivité. Nous nous en servons pour motiver les pulsions de moindre importance. »
— « Mais ARNOLD n’est pas pubère ! »
— « Aucune importance. Nous pouvons programmer une variété de conflits, tous suffisamment sexuels pour se fixer profondément ; les ganglions basaux réagissent à la stimulation du " centre sexuel " à tout âge. Il suffit d’une excitation génitale et de la présentation d’une image de conquête. Un mâle à maturité est la meilleure machine de guerre, une machine de muscles et d’os. ARNOLD sera traité à la testostérone avant de partir en guerre. »
La fatigue était la dernière partie du programme de formation. Un astérisque rouge brillait derrière les paupières closes d’ARNOLD ; les stimuli neuraux amorcèrent les ondes alpha.
« Cette séance me semble concluante, » dit le Batteur.
— « Ce n’est pas terminé, » dit Mullah. « Nous allons maintenant tester ses réactions à des stimuli organisés en chaîne. Les enregistrements passeront du langage à la communication d’expériences. ARNOLD peut y assister en tant qu’observateur. Cela ne pose aucun problème. Mais parviendrons-nous à obtenir sa participation subconsciente à la scène représentée ? »
Le Batteur lança un regard au géant endormi. « Par quoi commençons-nous ? »
— « Par un fantasme de l’enfance. En reproduisant les différents stades de cognition que traverse un bébé, nous pourrons l’amener à vivre les enregistrements. »
Le Batteur prit un casque terminal et partagea les données visuelles et sonores transmises à ARNOLD.
LEPTOÂME : FIGURINES AU CRAYON.
Clic ! Le bâton de matière cireuse traça un cercle, avec des points pour les yeux et un trait pour la bouche. Les jambes prolongeaient le cou et les bras remplaçaient les oreilles : un bonhomme-tête. Au-dessus, sur le même papier à dessin rugueux, d’autres traits apparurent : une petite tête bleue avec un bec et des ailes en guise d’oreilles : un oiseau. ARNOLD « voyait » le papier de loin ; successivement des arbres, des fleurs et différents insectes s’y dessinèrent. Toutes ces figures étaient très simples, constituées de cercles, et les détails permettant l’identification étaient réduits au minimum.