« Je peux te laisser la vie, » proposa Palourde, « si tu me donnes ce bateau. »
ARNOLD s’immobilisa.
« DONNE-MOI CE BATEAU ! »
Un coq chanta dans le subconscient d’ARNOLD, et il traversa en courant les soixante mètres de pontage, les dents découvertes, les griffes en avant. Palourde fut abasourdi par la fureur de l’attaque : coups de pieds, d’ongles et de dents. Ils dégringolèrent sur le gaillard d’avant. Les dents d’ARNOLD s’enfoncèrent profondément dans l’avant-bras gauche de Palourde. Une vague les balaya et la gueule gigantesque les aspira dans les râteaux. Les doigts d’ARNOLD se tendirent vers son visage, puis se fermèrent étroitement sur son cou. Palourde se débattait, dans un amas de limon vert, et perdait pied. Les Néchiffes jetèrent sur les combattants leurs filets visqueux aux mailles serrées. Palourde agrippa les doigts qui l’étranglaient, cependant que ses sens s’obscurcissaient. Le rétrécissement de son champ visuel l’effraya. Il trouva le majeur gauche d’ARNOLD et le tordit vivement en arrière ; le doigt se cassa avec un bruit sec. Il continua à le tordre de toute sa force. L’étreinte d’ARNOLD se relâcha. Palourde sauta à la mer, entraînant les filets et trois Néchiffes, qui se noyèrent.
Le Batteur respirait avec peine tandis qu’il tapotait le bras d’ARNOLD. Une attelle en banjo maintenait le doigt abîmé ainsi que les quatre autres, en éventail.
« Brave guerrier. C’était bien. Tu n’as que onze ans, et tu as vaincu ce féroce Océanide. Les enregistrements effectués par Rorqual ont permis de l’identifier ; c’est le même qui avait assommé le capitaine Ode il y a une dizaine d’années. Il est plus vieux et plus rusé maintenant, et pourtant tu as sauvé le navire. La mer appartient désormais à la fourmilière. Nous pouvons pêcher partout sur le plateau continental. »
ARNOLD sourit et hocha la tête. Il reçut des félicitations, puis retourna au chantier naval, où il accomplit de menus travaux avec son bras valide. Quand ses blessures seraient guéries, il commanderait à nouveau.
Le Batteur descendit à la Chapelle avec les films de la bataille.
« Il a laissé s’enfuir l’Océanide. Nous allons devoir renforcer le conditionnement au combat. Utilisons cette bande, Dan aux crocs d’or. Elle est d’une grande violence. Nous avons six semaines devant nous avant qu’il reparte en mer. »
Mullah programma la mache-leptoâme.
« Jusqu’où désirez-vous aller ? J’ai ici une bande où l’on voit Dan, décapité, mener deux combats à la fois. La tête remporte la victoire, puis plonge dans la seconde fosse où le corps est aux prises avec le second adversaire. Il en vient également à bout sans difficulté. »
Le Batteur fit un signe de dénégation, et dit : « Non. Il faut que la bataille demeure plausible du point de vue humain. Nous voulons qu’ARNOLD fasse preuve d’un peu de discernement. Pas beaucoup, mais un peu. Nominalement du moins, et grâce à un conditionnement par bandes éducatives, il sera capitaine du navire. Sa programmation doit lui donner un peu de bon sens. »
LEPTOÂME : DAN AUX CROCS D’OR.
Clic ! ARNOLD/Dan extirpa avec sa truffe un vieil os de bœuf enfoui dans la poussière. Une chaîne cliqueta. Les yeux à demi fermés, il savoura la moelle et le cartilage, et le goût épicé de l’humus moite.
Dan renifla le sol, cherchant les autres os qu’il y avait cachés. « Cot-cot. » Ses protégées, ses amies à plumes enfermées dans leur cage, étaient en effervescence.
Les oreilles dressées, il scruta les broussailles. Un intrus apparut, énorme, marchant sur ses pattes de derrière. Il avait de longues griffes et des dents blanches acérées. La masse de son corps était vingt fois celle du corps de Dan. « Cot-cot. » Dan s’immobilisa, pour ne pas faire de bruit avec sa chaîne. L’intrus ne voyait que les succulents pensionnaires de la cage, et ne remarqua pas le cercle d’herbe rase marquant l’extrémité de la chaîne. Quand sa grosse patte arrière gauche franchit le cercle, Dan bondit et planta ses crocs dans l’épaisse fourrure noire. Les tendons claquèrent. Un tibia se fendit, le sang jaillit. L’intrus était à terre et rugissait. Les griffes et les dents ouvrirent le ventre de Dan, brisèrent sa colonne vertébrale et firent sortir ses intestins. Dan reprit dans sa gueule le tibia brisé et referma ses mâchoires dessus, tandis que les ténèbres l’engloutissaient.
La leptoâme de Dan survolait cette scène sanglante. Le colossal intrus s’éloigna en boitillant ; quelque chose était accroché à sa cheville gauche : la tête de Dan. Une meute de chiens de chasse et la détonation d’un fusil achevèrent l’œuvre de Dan. Clic !
ARNOLD reniflait en quittant la Chapelle. Le Batteur était assez impressionné. Il resta en arrière, pour examiner les bandes.
« Qu’était donc cette créature, Dan aux Crocs d’Or ? »
Mullah sourit, enthousiaste. « Ce sont les bandes les plus agressives que nous ayons trouvées. Nous pensons que le sujet était un petit Carnivore domestique qui protégeait l’homme des prédateurs petits et grands. Dan était tellement méchant qu’il fallait le museler pour l’accoupler. »
— « Pourquoi ? N’était-il pas capable de reconnaître une femelle ? »
— « Si, mais il attaquait quiconque pénétrait sur son territoire. Il se battait aussi pour tenir des paris. Et cette bête ne pouvait manifestement pas distinguer un adversaire d’une femelle à féconder. Il devait donc maîtriser toutes les femelles qu’il rencontrait, pour plus de sûreté. »
— « En tout cas, ça a marché avec ARNOLD. Regardez donc ces relevés adrénergiques ! » Il tendit l’imprimé à Mullah. « Ne devrions-nous pas être plus prudents ? En intensifiant la volonté de vaincre, nous risquons de développer aussi le désir de liberté. Le désir de « vie » et le désir de « liberté » ne sont-ils pas similaires ? »
— « Pas dans ce cas, » répondit Mullah en secouant la tête. « Dan est un guerrier « génétique », le produit du croisement de plusieurs générations de vainqueurs. Il aime se battre pour gagner. Je doute même que vos concepts de « vie » ou de « liberté » existent dans son esprit. Cela semble bizarre, mais, dans un cas précis, le souci de rester en vie peut conduire à l’extinction de la race, en diminuant l’efficacité du guerrier au combat. Il survivrait peut-être, mais une performance médiocre nuirait à la reproduction. Les gènes de la prudence seraient éliminés au profit des gènes du courage aveugle. Notre ARNOLD ne devrait pas se préoccuper de sa survie, mais simplement de la victoire. » Le Batteur hocha la tête. « Comme Dan, ARNOLD est programmé de l’extérieur, génétiquement parlant.
Pas de Sélection Naturelle. » Il désigna l’imprimé.
« Ces réactions adrénergiques dépassent la limite de sécurité. S’il était un Citoyen ordinaire, la Sûreté ou le Psych se chargeraient de lui. »
— « La loyauté d’ARNOLD ne sera jamais remise en question. Il ne peut pas vivre sans le pain aux quinze acides aminés que lui procure la fourmilière. » Le Batteur sortit de la Chapelle, en se demandant combien de temps le guerrier pourrait vivre sans pain : plus précisément, quelle somme de « liberté » pourrait-il acheter au prix de sa vie ?
Chapitre huit
Les prêtres des abysses
Opale changea le pansement de Palourde. Les marques de dents sur son avant-bras étaient devenues purulentes. Des fluides opaques en suintaient, accompagnés d’une odeur nauséabonde et de fièvres chaudes et froides. Le bras avait enflé jusqu’à atteindre le double de sa taille. Il ne pouvait plus remuer les doigts.