Sa sœur, Ventre Blanc, fixa les yeux vitreux de Palourde. « Il ne me reconnaît pas ! » gémit-elle. « Il faut monter vers la plage pour y faire un feu. Il a besoin d’un bouillon chaud. Et il faudrait faire bouillir les pansements. Le réchaufFeur de notre dôme ne produit pas assez de chaleur. »
Opale secoua la tête. « Il y a trop de navires de la fourmilière Dehors. Nous ne pourrions pas faire un feu sans qu’ils le voient. »
— « Mais Palourde est mourant. Il sent mauvais. »
— « Il va falloir l’amputer, ôter les tissus morts. Va chercher l’Homme aux écouteurs. Il est expérimenté en la matière. »
La jeune Ventre Blanc ruminait de sombres pensées tout en nageant vers le Relais. L’Homme aux écouteurs hocha la tête lorsqu’elle lui décrivit la blessure de Palourde : la peau livide et violette, les perforations gris foncé, l’épanchement séreux orangé.
« Clostridium ! »
Ils se hâtèrent vers le dôme où Opale et le gros Har avaient préparé les instruments pour l’amputation. Dans son intoxication, l’esprit de Palourde errait parmi de vieux souvenirs guerriers et amoureux. Il ne sentait pas les mains de l’Homme aux écouteurs sur son bras enflé.
« Il est peut-être encore temps, » dit le vieil Océanide hirsute. « Remarquez comme la pulpe des doigts blanchit lorsqu’on appuie. Et ensuite elle rosit. Les capillaires ne sont pas encore figés. Si nous pouvions le descendre quatre niveaux plus bas, l’augmentation d’oxygène tuerait peut-être les organismes. Le clostridium est un bacille anaérobique. L’oxygène le détruit. »
— « Quatre niveaux ? L’air comprimé ? » dit Opale. L’Homme aux écouteurs acquiesça. « Nous devons faire vite. Palourde ! » Il le gifla. « Palourde ! Est-ce que tu m’entends ? Nous allons t’emmener ailleurs. Retiens ta respiration. »
Ils traînèrent le jeune homme qui délirait d’une bulle à l’autre, en descendant dans le gouffre.
« N’allez pas plus loin, » ordonna l’Homme aux écouteurs. « Pas la peine de risquer des crises nerveuses. Je vais descendre Palourde dans ce dôme sur la gauche.
Il aura de l’air et de l’eau douce en quantité. Si dans douze heures il ne va pas mieux, il n’y aura plus rien à faire. »
Ventre Blanc et ses parents restèrent sous l’ombrelle du niveau huit et le regardèrent remorquer Palourde dix brasses plus bas, jusqu’à un dôme scintillant d’une lueur pâle. Quelques minutes plus tard, un papillon humanoïde pénétra dans le dôme. Il avait de larges ailes dentelées ; c’était l’un des Prêtres des Abysses qui vivait des offrandes des Océanides. Opale entraîna Ventre Blanc vers le niveau supérieur.
« Nous devons rester chez nous une journée, après cette descente, sinon le mal des caissons nous atteindra, » dit Opale. « Ensuite, tu devras t’occuper des besognes de Palourde. Il était en train de moissonner le Récif Sud. Mais fais attention au Léviathan. »
Ventre Blanc chassa un poisson curieux, qui pesait sept ou huit kilos, et dont le dos s’ornait de taches brunes et jaunes : une perche de mer.
— « Je ferai attention. Qui était cette énorme créature qui a mordu Palourde sur le Léviathan ? Un autre Océanide ? »
Opale secoua la tête. « Non, enfant. Ce n’était pas l’un des nôtres. L’Homme aux écouteurs dit que c’était un ARNOLD. La fourmilière peut fabriquer des êtres aussi facilement que nous les dessinons. Avant ta naissance, la fourmilière a créé un guerrier pour combattre Palourde. Il a poussé dans une éprouvette. Pas de mère. Seulement une éprouvette. »
Ventre Blanc affûta son couteau à coquillages.
Tout en tripotant son insigne d’or, le Batteur questionnait son écran : « Je ne suis plus un Lion. Qui poursuivra à ma place le projet ARNOLD ? »
Le C.U. prit le visage « image-paternelle » : tempes grisonnantes, mâchoire ferme, regard compatissant. « Vous montez en grade ; nous vous nommons président du Conseil. Vous serez le compagnon de mes terminaux dans cette cité, et vous présiderez les réunions. Donnez-moi votre rapport quotidien, et je veillerai à ce qu’on pourvoie à tous vos besoins. »
Le Batteur glissa son emblème dans la fente du Distributeur. Il en reçut un nouveau en échange : un Bélier, symbole de son nouveau rang. Il le frotta sur sa manche.
— « Et ARNOLD ? »
— « En tant que président, vous pouvez continuer à vous en occuper autant que vous le voudrez. Il prend la mer cet après-midi. On compte sur votre présence. Votre nouvel appartement se trouve derrière la salle de conférence. »
Le Batteur hocha la tête. Il dormirait auprès des terminaux.
Il y avait foule sur la tour du chantier naval. Les Médimaches enlevèrent l’attelle d’ARNOLD et mirent une légère • écharpe à la place afin qu’il se souvienne de ne pas soulever d’objets pesants pendant encore un certain temps. Le géant ouvrit et referma lentement son poing gauche.
« Tu vois, je vais très bien, » dit-il en souriant au Batteur.
Celui-ci lui tendit une cybertrousse. Deux Électrotechs se tenaient auprès d’eux, chargés de lourdes caisses. « Voici les bandes éducatives qui te seront nécessaires pour comprendre les transmissions linguales de Rorqual. Bavarde avec le bateau, gagne son amitié afin qu’il te prévienne dès qu’un Océanide approchera. C’est un bon Moissonneur. Prends soin de lui, et il prendra soin de toi. »
ARNOLD tendit la trousse à un tech. Des chariots de classe dix emmenèrent les caisses pleines d’accessoires flambant neufs. Le guerrier se faisait du souci ; le Batteur vieillissait. Le vieil homme avait perdu tous ses cheveux, et même ses sourcils. Ses dents synthétiques ressortaient de façon incongrue sur sa peau que la Sénilité marquait de croûtes et de couperose. Le cristallin de l’œil qui n’avait pas été opéré était maintenant voilé et avait pris une couleur brun-gris : cataracte lenticulaire au stade final. Sa hanche artificielle fonctionnait assez bien, mais une tumeur déformait son genou et sa rotule grinçait à chaque mouvement.
« Tu te fatigues, vieil homme. As-tu demandé une visite à la Clinique ? »
— « Je le ferai dès que j’aurai reçu mon affectation de Bélier. Tous les présidents sont l’objet de soins attentifs. Ne t’inquiète pas pour moi, » fit le Batteur en souriant.
Le géant tapota l’épaule du vieux Néchiffe rabougri et s’en alla. Dans le hall, il vit Wandee et son équipe de Biotechs. Elle s’aperçut de la réticence du géant à partir.
« Nous allons remettre le Batteur en état, » lui affirma-t-elle.
« Le C.U. nous a donné carte blanche. Je surveillerai les rapports transmis par la Clinique pour déceler les symptômes de défaillance de l’axe neuro-humoral. Peut-être pourrons-nous passer commande au labo et lui greffer de nouvelles glandes endocriniennes de son clone ? »
ARNOLD hocha la tête. Wandee et le Batteur étaient devenus pour lui les images parentales. Bien qu’il fût né dans un bocal, on lui avait donné le soutien d’une pseudo-famille, à cause de sa psyché primitive. Elle l’escorta le long des docks et lui fît un signe d’adieu lorsqu’il fut à bord de Rorqual. Les arbres enracinés dans la coque paraissaient tout à fait incongrus dans de décor, avec leur feuillage vert et mouvant, dans cette forêt métallique de grues et de tours robots. Le Moissonneur à plancton faisait de trop brèves escales pour permettre aux maches de travailler sur lui. Il ne s’arrêtait que le temps de décharger sa récolte et d’embarquer un nouvel équipage. Mais, à chacun de ses séjours dans le bassin, une armée de classes sept parcouraient sa carcasse, prenant des relevés qui leur serviraient à construire d’autres Moissonneurs. Une vingtaine de nouvelles superstructures étaient en train de prendre forme dans leurs bers. Les ARNOLD inférieurs participaient aux travaux ; c’étaient de simple travailleurs synthétiques, non conditionnés, le cuir épais et le cerveau obtus. On mêlait des soporifiques à leur porridge. Ils firent de grands signes de bras lorsque Rorqual sortit de la rade.