Sitôt à bord, ARNOLD se mit en devoir d’installer les nouveaux tableaux de transmission vocale. Il dut ramper entre les ponts et déplacer les isolants duveteux pour faire de la place aux nouveaux éléments. Il laissa les vieux là où ils étaient, avec les épaisses racines qui les maintenaient par endroits et les dépôts rouge-vert des oxydes. Il passa les bandes d’instruction. Il resserra la dernière épissure et tapota la paroi.
« Voilà, mon vieux. Des cordes vocales toutes neuves. Qu’en dis-tu ? »
— « Salut, pieds-nus ! »
Il regarda autour de lui, sourit, fit jouer ses orteils. Les autres matelots portaient des bottes.
— « Magnifique ! Ça m’a l’air d’aller très bien. Autre chose ? »
— « Débarrasse-moi de ma forêt. »
— « Ta forêt ? »
— « Oui. Coupe ces arbres et répare les tôles abîmées. Cet embrun électrolytique me brûle. »
ARNOLD acquiesça. « Oui, le crachin salé. Est-ce que cela te fait mal ? »
— « Oui. Cela ronge mes nerfs et me fait vieillir. » ARNOLD considéra le bateau d’un œil neuf.
Tous ces fils à nu étaient semblables à son propre système nerveux : sensibles au pH et à l’oxygène.
Il arpenta, en compagnie d’une équipe d’Électro-techs, l’arête dorsale longue de quatre cents mètres de la cyberbaleine, pour tenter d’évaluer le travail que demanderait le blindage des circuits.
« Il doit y avoir un demi-hectare de forêt là-haut, » dit ARNOLD. « Il nous faudra des mois pour venir à bout de ce fouillis de racines et de rouille. »
— « Mais j’ai mal ! » dit le navire. « S’il te plaît, fais étancher mes circuits tout de suite. Je vais préparer des bains de polymère que vous appliquerez par vaporisation. Cela formera une pellicule transparente que vous pourrez facilement percer pour effectuer des réparations. Mais cela me protégera des gaz et de l’eau, et je serai plus à mon aise. »
ARNOLD déféra à cette prière. « Tout de suite, mon vieux. » Il donna des ordres. Les techs commencèrent à vaporiser le revêtement sirupeux. Ils en recouvrirent les cerveaux antérieurs et postérieurs. Le travail fini, ils aspergèrent les zones ainsi traitées d’eau de mer. Aucune douleur. ARNOLD sourit. « Maintenant, tu seras à l’aise, même si nous coulons. » Il rit.
Il déambula dans la végétation parasitaire, touchant au passage les feuilles et les sarments. L’Agrimache de l’île avait planté et soigné ces arbres. Il n’y avait ni fleurs ni sporanges, mais ils pouvaient vivre durant de nombreuses années encore. « Usine-moi une bipenne, » commanda le géant.
Bien que Rorqual fût en haute mer, la hache n’en était pas moins une arme pour la Brigade de Sûreté. On convoqua le Conseil. On établit la communication entre le C.U. et le bateau.
« Pourquoi n’a-t-on pas consulté le Comité des Objets Tranchants avant de fabriquer cette hache ? » demanda la Sûreté.
— « C’est un outil, » expliqua Rorqual.
— « ARNOLD consent-il à la ranger dans le coffre à armes immédiatement ? »
Le bateau passa sur un autre canal et se régla sur un optique du pont. Une tempête avait éclaté. De lourdes gouttes sombres s’écrasaient sur le feuillage. ARNOLD chantait tout en débitant les arbres ; la pluie douce se mélangeait à sa sueur. Des copeaux de bois volaient. La Sûreté répéta la question, mais le vent emporta les mots.
« Qu’y a-t-il ? » demanda ARNOLD, en remarquant que l’optique s’était mis à clignoter.
— « Consentez-vous… » commença la Sûreté. Les mots s’étranglèrent dans sa gorge lorsqu’il vit s’avancer derrière ARNOLD la forme nue, ruisselante, d’une Océanide femelle.
Houup ! Houup !
ARNOLD fit volte-face, la hache à la main, pour affronter Ventre Blanc qui se ruait sur lui, avec ses hanches et ses seins ronds et sa volumineuse crinière. La hache et le couteau à coquillages s’entrechoquèrent, clic-clac ! Elle lui balafra la poitrine, le fer fendit le tissu de sa combinaison et entailla les clous de sa ceinture. De la main gauche, elle empoigna le manche de la hache, au-dessus de sa main à lui.
Il l’agrippa par les cheveux. Ils roulèrent sur le pont humide ; des copeaux de bois et des feuilles collaient au corps chaud et moite de la fille, lui donnant un aspect moucheté. Un éclair brilla.
L’écran du Conseil se focalisa sur les combattants. Rorqual enregistrait tout, avec discipline. Toute une multitude de senseurs les renseignèrent sur les caractéristiques de la femelle : configuration des os et des chairs, rapidité des réflexes, thermogramme, analyse gazeuse.
« Elle est beaucoup plus petite qu’ARNOLD, » dit le Batteur, plein d’espoir. « Elle ne devrait pas lui donner beaucoup de mal. »
Le couteau s’enfonça dans son flanc, faisant jaillir une fontaine de sang noir et épais.
« Il est blessé ! » chevrota le Batteur ; pour lui c’était le projet auquel il avait consacré sa vie qui était en jeu.
— « Rien qu’un coup de couteau dans le latissimus dorsi, » le rassura le C.U. « Ce n’est pas grave. Donnez-lui quelques paroles d’encouragement. Dites-lui de lui trancher la tête. »
La pluie sur le pont brouillait la scène, mais ARNOLD ne semblait pas trop mal en point. (Dans la tête du géant, un signal se déclencha, cot-cot.)
« Mais… il ne la tue pas ! » protesta le C.U. « je ne puis intervenir, étant une mache, mais vous comprenez quel est notre devoir. Dites-lui de se battre. »
Le Batteur ne comprenait pas pourquoi le C.U. n’était pas satisfait. Il était manifeste qu’ARNOLD avait maîtrisé l’Océanide. Elle était sous lui, allongée sur le pont. Il la tenait fermement par les cheveux… Oh, oh ! mais non ! Il n’était pas en train de lutter, mais de copuler. L’Océanide était une femelle.
Le Batteur toussa ; il s’étranglait de rire.
« Qu’y a-t-il de si drôle ? » questionna le C.U.
— « Ça doit être cette bande, « Dan aux Crocs d’Or », fit le Batteur, qui riait toujours. « Dan n’a jamais pu distinguer un adversaire d’une partenaire qu’on lui donnait à féconder ! »
ARNOLD s’écarta de Ventre Blanc, couchée sur le ventre. Il retira le couteau de la blessure et le jeta au loin avec désinvolture. Elle se mit à croupetons ; ses yeux lançaient des éclairs. Sa peau mouchetée excita ARNOLD. Il fit un pas vers elle.
« Si tu me touches encore, je te tue ! » grogna-t-elle.
Il s’arrêta, réfléchit. Bizarre : cette menace n’avait absolument aucune signification pour lui. Il continua d’avancer. Elle chercha du regard son couteau. Il était trop loin. Elle fit demi-tour et plongea dans la mer.
« Pourquoi ? » questionna le C.U.
— « Les copulines, » expliqua Rorqual. « Les phéromones sexuelles sécrétées par les muqueuses vaginales d’une femelle primate à maturité. Elle était en phase folliculaire et dégageait une odeur propre à attirer le mâle. Mes senseurs ont prélevé quelques bouffées de son odeur corporelle et les ont fait passer au chromatographe. Acides aliphatiques simples : acétique, pro-pionique, isobutyrique, etc., les constituants des copulines. ARNOLD est un mâle. Il n’a pas pu se contrôler. »
Le Conseil visionna une seconde fois le film témoignant du comportement de leur gladiateur marin.