Poursuivant Un avait à son bord trois des ARNOLD Inférieurs, tout frais sortis des Usines de Laminage. Ils étaient jeunes et impatients ; les muscles de leur bras commençaient à se durcir grâce aux lourds travaux qu’ils accomplissaient. Aucun n’était allé à la Chapelle pour autre chose que le « conditionnement à la loyauté. » ARNOLD Dix-Sept était officier supérieur ; Dix-Huit et Vingt mèneraient l’assaut contre les moteurs et les cyberéléments de Rorqual. Dix-Neuf était mort d’hypoglicémie durant la séquence « faim » à la Chapelle.
Dix-Sept avait mal au cœur, en attendant le combat. La sueur mouillait ses aisselles et ses paumes. « Contact dans une heure, trente-sept minutes, » aboya-t-il dans les haut-parleurs du pont. « Restez sur vos gardes. L’ARNOLD Supérieur possède une hache et a été conditionné à se battre. Il sera sans doute impossible de le vaincre dans un combat au corps à corps. Ne vous approchez pas de lui. Laissez le champ libre aux archers. »
Des chasseurs néchiffes, apeurés, enfilèrent leur combinaison isolante. Les lunettes protectrices, qui ressemblaient à des yeux d’insecte, étaient noires : visibilité réduite. Ils se blottirent les uns contre les autres, empêtrés dans leurs arcs à longue portée et dans leurs flèches. Depuis la passerelle, ARNOLD Vingt souriait. « Mettez vos gants. » Il les emmena vers le pont avant, éventé et inondé d’une lumière crue. « Vous tirerez les premières flèches d’ici ! » hurla-t-il. La proue fendait en sifflant les vagues noires. Il retira la chemise pour profiter de l’embrun qui rafraîchissait la peau. Comme ils gagnaient du terrain sur Rorqual, il mit ses mains en écran devant ses yeux et scruta ses ponts ensoleillés. « Il a une autre allure, sans cette forêt. Il n’y a plus de place pour se cacher, à présent. »
Les membres d’une nouvelle section de l’équipage à la peau tendre se glissèrent dans leurs épaisses combinaisons isolantes, à l’ombre du pont de franc-bord. ARNOLD Dix-Huit leur lança des ordres : « Quand nous les aborderons, vous irez sur l’accastillage et jetterez les grappins, jusqu’à ce que nous soyons solidement arrimés. Ensuite, les passerelles de visite. Huit hommes sur chacune. Je veux qu’elles soient dégagées et haubanées le plus rapidement possible. Compris ? »
Ils acquiescèrent. L’appréhension fit taire ce murmure collectif ; un son nouveau s’ajoutait au vrombissement des moteurs. Un gargouillis sous la coque leur apprit qu’ils étaient entrés dans la zone de turbulence de Rorqual.
ARNOLD Dix-Sept se cramponna au timon. Poursuivant Un se mit dans le sillage de Rorqual et lui porta un violent coup dans la poupe. « Halte ! » clamèrent les haut-parleurs. Virant de bord, il essaya d’aborder, mais Rorqual fit une queue-de-poisson, rompant quelques filins de grappin, et fit un écart à tribord, leur montrant à nouveau sa poupe.
« Les grappins ne tiennent pas ! »
— « Utilisez les fils de macramé du treuil arrière, » conseilla le Batteur. Il siégeait avec le Conseil, et dégustait un repas chaud pendant que la Médimache enregistrait son vectocardiogramme.
Une tête multiple était fixée à la canule d’extrusion du câble. Les molécules à chaîne longue étaient entrecroisées et cristallisées, avant que les filières ne rassemblent les filaments et ne les tissent pour former un câble plat. Le filin s’allongeait lentement, et ressemblait à un rail de chemin de fer agité de sursauts furieux ; au fur et à mesure, les équipes de travailleurs en ligne le faisait glisser le long du pont, de la poupe vers la proue. On arma l’extrémité de grappins à cinq pattes, et on la hissa sur une échelle double appuyée au parapet avant.
« Éperonnez sa poupe à nouveau. Nous allons tenter de jeter les crochets sur son pont arrière. Ce serait plus commode avec une grue, mais nous arriverons sans doute à nous accrocher à quelque chose. »
ARNOLD Dix-Sept fit plisser la lippe de son Moissonneur en rehaussant l’échelle double. Quand les navires se heurtèrent, il lui referma la gueule, et projeta les grappins dans l’écoutille arrière de Rorqual. Le macramé se tendit et se resserra. Il lâcha une centaine de mètres de câble, laissant sa propre proue se déporter à bâbord. Quand il rembobina le câble, Rorqual se rabattit, se démena, et poursuivit sa course impétueuse, plongeant au travers de la muraille liquide et grondante qui se dressait devant sa proue. De vastes rideaux d’écume poudroyante l’entourèrent d’une arcade. L’un de ses dévoués matelots néchiffes passa son équipement et alla sur le pont détrempé, muni d’une paire de cisailles. Il commença à taillader le macramé, mais une volée de flèches le fit redescendre. Les autres hommes d’équipages revêtirent leurs gilets de sauvetage et se tinrent docilement à leur poste. Poursuivant Un les accosta, dans un déluge de grappins. On déroula des passerelles pour relier les deux navires, par-dessus les flots dansants et chuintants. Les archers lancèrent à titre d’essai quelques flèches sur les ponts déserts. Personne ne se montra.
« À l’abordage ! » brailla ARNOLD Vingt. Il prit la tête de la première vague de chasseurs. Ils se répandirent sur l’épiderme de Rorqual, regardèrent par les écoutilles, resserrèrent les filins d’abordage. Une seconde vague déferla et fit irruption dans la salle de commandes vide. Les archers furent postés devant les ascenseurs et les panneaux. Aucun d’eux ne se risqua à descendre ; ils savaient que les arcs ne leur serviraient à rien dans un combat rapproché. « Le bateau est à nous, » annonça ARNOLD Dix-Sept. « La salle de commandes est vide. Le capitaine ARNOLD a abandonné son poste. »
— « Arrêtez les moteurs, » dit le Batteur.
Rorqual continua à se débattre en brassant l’eau, pour arracher ses liens. Quelques câbles se rompirent, mais on en lança aussitôt de nouveaux qui renforcèrent le cocon qui l’emprisonnait.
« Que quelqu’un occupe la salle des commandes et lui ordonne de rentrer au chantier. »
ARNOLD Dix-Sept appuya son visage contre l’écran principal du vaisseau captif et cria : « Je suis ton capitaine. Tu vas m’obéir. »
— « C’est ARNOLD mon capitaine, » dit le bateau. L’escadron de chasseurs contemplait les écoutilles avec inquiétude, dans la crainte d’une embuscade.
— « Il refuse d’obéir. »
— « Faites une épissure, » ordonna le Batteur. « Soulevez les plaques du pont et nouez sa principale artère neurale. »
Les Électrotechs prirent leurs outils pour aller envahir les nerfs moteurs du Moissonneur. On fit rouler des bobines sur les passerelles. De lourds coupoirs furent amenés sur la coque de Rorqual.
ARNOLD et Larry s’activaient dans le noir.
« Que signifie cette lumière ambrée ? » demanda Larry.
— « Il a un ennui, » dit le géant.
— « Aide-moi à brancher le dispositif de contrôle à distance, je n’y arrive pas. Que s’est-il passé avec la boîte de jonction ? »
ARNOLD jeta un regard à l’écheveau de fils électriques, en dessous du signal d’alerte à la lueur jaune. « Oh ! c’est là que j’ai installé ses nouveaux tableaux linguaux ! Les couleurs ne correspondent pas toutes au code. Laisse-moi faire. Je crois que je me rappelle comment je m’y étais pris. » Le guerrier oublia momentanément l’ennemi, absorbé par la complexité des neurocircuits. Une à une, les lampes s’allumèrent, projetant des ombres multicolores sur ses pommettes rudes. L’écran s’anima d’images tremblotantes montrant une foule grouillant sur le pont, transmises par les optiques anxieux. Les envahisseurs étaient fort affairés.