« Je comprends vos scrupules, Larry, mais ils sont inutiles. Un donneur est un donneur, et rien de plus. Il n’a jamais eu de réel contact avec les humains, et ignore probablement leur existence. Les assistants ne parlent pas durant le service, aussi les donneurs ne connaissent-ils pas l’usage de la parole. »
À travers une vitre sans tain, ils jetèrent un coup d’œil sur l’enclos, dans lequel étaient répartis une douzaine d’arbres fruitiers, et, dans un coin, une mangeoire autour de laquelle s’affairaient quatre boucs gras. Un nid en osier en forme de larme était suspendu à une fiche dans le haut mur qui clôturait l’enclos. Quelques bandes de fibre protéique desséchées et à demi mangées pendillaient au-dessus du nid.
« Nous utilisons également cet endroit pour y engraisser les animaux de boucherie. Cela fait un peu de compagnie au donneur. »
La salle d’observation s’emplit tout à coup de bêlements lorsque les boucs délaissèrent la mangeoire pour vagabonder sous les arbres, auxquels vinrent se mêler, quelques instants plus tard, des gloussements. Larry contemplait, abasourdi, le terrain de jeux-parc à engrais.
Ira grimaça un sourire. « En ce moment, il n’y a pas de volailles. Mais, d’ordinaire, nous en avons quelques-unes. C’est ainsi que le donneur a appris leur " langage ". Il dispute aux oiseaux leur nourriture. »
Les boucs folâtraient, se battaient, broutaient l’herbe, les feuilles et l’écorce. Parfois l’un d’eux donnait un coup de tête dans le fond du nid.
— « Où est-il ? »
— « Il sommeille dans ce panier d’osier. Comme les animaux, il aime à faire la sieste vers la mi-journée. Voici son nourrisseur. Il va sortir. »
L’assistant porta un lourd boisseau jusqu’au nid et disposa quelques denrées sur une étagère voisine : une miche de pain noir grossier, des légumes crus et humides, des fruits secs tout ridés. Les boucs pressèrent leurs têtes bosselées autour du nourrisseur, qui répandait différentes sortes de grains bruns et mouillés. « Petit, petit, petit ! » appela-t-il. Larry observa la silhouette nue qui émergeait du nid : même touffe de cheveux jaunes, même pommettes anguleuses, un double de lui-même.
— « Mais c’est moi ! »
— « Seulement votre donneur, » lui rappela Jen. « Mêmes gènes et mêmes antigènes, mais aucune des caractéristiques humaines : ni culture ni langage. Écoutez ces bruits qu’il fait… pratiquement aucune intelligence. »
— « Je ne vois pas les choses de cette façon. »
— « Les temps ont changé, Larry, » dit Ira. « Il faudra vous y faire. OLGA a ordonné que vous soyez réparé. Nous partons en mission pour Procyon. Votre apport génétique est prévu dans le Projet Implant. »
Jen prit Larry par la main et l’accompagna jusqu’à la sortie. « Nous comptons tous sur vous. Cela fait plus de dix ans que nous travaillons sur votre donneur. Ce serait vraiment dommage que tous ces efforts n’aient servi à rien ! »
Larry chassa une larme. « J’ai essayé. J’ai vraiment essayé de penser à lui comme à un projet pendant que je le regardais. Je sais que vous avez été éduquée dans cette optique, et que vous n’avez aucun mal à accepter ce point de vue. Mais, moi, je ne peux pas. Aujourd’hui, il y a deux êtres vivants, le donneur et moi. Après l’opération, il n’en restera qu’un. On aura sacrifié une vie. Cela, je ne puis l’admettre. »
— « Mais le Projet Implant ? »
— « OLGA n’a qu’à prendre le donneur. Il possède tous mes précieux gènes. »
— « Et vous ? »
— « Je retournerai en suspension. Le temps apportera une nouvelle solution… une solution qui ne nécessitera pas le sacrifice d’une vie. »
La voix d’OLGA était plus féminine que Larry ne l’aurait pensé. Elle lui expliqua à nouveau dans quel but elle voulait le faire réparer. Mais il se contenta de secouer la tête.
« Je ne veux pas te forcer, » lui dit la voix du cyber par-delà l’écran. « Tes courbes bio-électriques montrent que tu t’inquiètes réellement pour ton donneur. Je suis à ton service. Il m’est facile de vous emmener tous deux, toi et ton donneur. Si, dans le futur, tu arrives à accepter les techniques de réparation, nous te rendrons alors un corps entier. »
Jen-W5 sourit et le tira par le coude. « Viens avec nous dans ton mannequin. Cette expédition sur le vaisseau d’Implantation risque d’être très intéressante. Une nouvelle planète, la mise en place d’une colonie humaine… »
— « Fera-t-on des recherches pour découvrir un autre moyen de me réparer ? »
OLGA resta un moment silencieuse. Des diagrammes défilèrent sur l’écran. « Mes sondes indiquent que le Système Procyon a des chances d’être un lieu hospitalier, probabilité en dessous de trois virgule zéro sur l’échelle Determan. Cependant, la colonie d’Implantation peut très bien rester pendant plusieurs générations à un stade compris entre le Néolithique et une société rurale primitive. Non, je ne pense pas qu’une telle découverte puisse se produire de ton vivant. »
Larry haussa les épaules. « Dans ce cas, il vaut mieux que je reste ici pour attendre. Le Bio dispose toujours d’un bon budget, n’est-ce pas ? »
— « Le plus élevé, mais mon intuition me dit que l’attente sera longue. »
Larry serra les mâchoires. « Mais je préfère ça. »
— « Parfait. Tu as beaucoup d’importance pour moi. Avant le départ de l’expédition, il serait bon de faire des enregistrements qui serviront à ton donneur. Il serait également bon qu’en plus de tes gènes on puisse emporter un peu de ta personnalité. »
Larry acquiesça. OLGA cessa l’émission. Il continua à fixer l’écran vide, sans le voir. Cette décision de rester sur la Terre était un nouveau pari, avec toujours l’enjeu d’un corps entier. Après tout, l’autre planète ne serait sans doute guère plus intéressante, mis à part, peut-être, des formes de vie inconnues et bizarres ; l’aventure pouvait avoir l’attrait d’une gageure. Mais n’en était-ce pas une que de chercher à retrouver son corps au complet ? Et c’était sur la Terre que s’effectuaient les recherches. C’était donc là qu’il resterait.
Ira et OLGA contrôlaient les progrès accomplis par le donneur avec l’aide des machines à enseigner. Ils étaient lents en ce qui concernait le langage.
« Je comprends pourquoi Larry appelle le donneur « Dever le Demeuré ». Il est vraiment arriéré, » dit Ira.
— « Les assistants ne tirent rien de lui, c’est vrai, » fit OLGA. « Mais il progresse bien avec les machines. Mes terminaux sont à son écoute depuis si longtemps que je crois que nous possédons déjà un langage commun. Il ne reste plus qu’à lui inculquer l’équivalent en langage humain. »
Ira hocha la tête. « Dommage que nous n’ayons pu persuader Larry d’accepter la transplantation. Pourquoi n’avons-nous pas prévu cette fixation paternelle, et attendu que cette opération ait été réalisée avant de lui en révéler les circonstances ? »
OLGA émit une lumière ambrée clignotante. « Non. Ses réflexes dénotent une grande fragilité. Si nous l’avions trompé, il n’aurait plus rien valu comme spécimen d’Implantation. Si par malheur il avait appris qu’il devait son nouveau corps à son propre surgeon, il aurait perdu tout respect pour lui-même. Et cela aurait été nuisible au Projet. »
Dever le Demeuré sortit de son nid-larme et caressa la tête du bouc. « Gentil bouc, » dit une voix de mache. « Gentil bouc, » répéta D.D. Son vocabulaire ne lui permettrait pas de discuter philosophie avant longtemps, mais il serait bientôt à même de faire son entrée dans une société protégée.
Ira secoua la tête. « Je comprends pourquoi Larry répugnait à tuer ce donneur. Il est si vif, et il y a une telle lumière dans son regard… N’existe-t-il pas un moyen de décerveler les donneurs afin que nous ne puissions nous identifier avec eux ? »