Ode regarda les photos des trois hommes. Ils avaient effectivement certains traits similaires : Har ressemblait à une gargouille, ARNOLD était grand et fort, et Larry petit, mais les pommettes étaient les mêmes. « Comportement prévisible ? »
— « Oui. Aucun problème avec ces trois-là. Cependant, il y en a un qui se pose avec cet immense Océanide enragé nommé Palourde. Voici des images prises lorsqu’il a attaqué ARNOLD. C’est celui qui t’a agressé. Nous ne savons ni où il se trouve en ce moment ni ce qu’il est capable de faire. On l’a reconnu au cours de certains raids contre nos cités. Si tu tombes sur lui, il pourrait y avoir du vilain. Mais nous ne t’enverrons pas au large sans la protection d’ARNOLD. »
— « Parfait. Qui sont les femelles ? »
Les images d’Opale la Grande et de la jeune Ventre Blanc étaient obscures ; elles avaient été prises de nuit sur le pont, et il était difficile de les agrandir pour une analyse précise.
— « La jeune est probablement l’une des compagnes d’ARNOLD. Nous n’avons pas identifié la vieille, ce n’est qu’une femelle quelconque. »
Ode hocha la tête. Le Batteur roula les cartes et les remit dans le casier. « Repose-toi. Tu vas avoir besoin de toutes tes forces. »
— « Quand appareillerai-je ? »
— « Bientôt. Le président est inquiet. »
« Fourchette ! » s’écria le Batteur triomphalement. Il avait pris en fourchette avec son pion la reine, le cavalier et le fou de la quatrième rangée. Cela lui paraissait trop facile, et il avait passé un long moment à chercher le piège. Il n’y en avait pas.
— « J’ai laissé passer ce coup-là, » fit Ode avec causticité. Il jouait avec témérité et hargne, mais ses combinaisons ne lui apportaient toujours qu’une très faible position, et aucun gain matériel.
— « Échec ! » dit le Batteur. Il avait élevé la voix en posant son cavalier, non par joie mais par étonnement, et par crainte. Le Grand Maître avait laissé le cavalier prendre en fourchette son roi, sa reine et la tour du roi.
— « Encore ? Je ne l’avais même pas vu ! Ils doivent me donner des hallucinogènes ! » clama Ode. Il renversa les pièces. « Je ne peux pas jouer dans cette foutue chambre ! »
« Il dort, » chuchota Wandee. Elle se tenait sur le seuil de la pièce obscurcie, en compagnie du Batteur.
— « Il est terriblement malade. Son esprit semble touché. Je l’ai battu aux échecs cet après-midi ! »
— « Mais vous êtes un très bon joueur, non ? »
— « Pas à ce point ! Personne ne peut prendre un Grand Maître en fourchette, pas même un autre Grand Maître ! Son esprit se détériore. Il criait fort et devenait violent. »
— « Eh bien, il semble assez calme pour l’instant. »
— « Examinez-le, voulez-vous ? Je vous en prie ! » Wandee fit signe à la Médi-équipe de la suivre et entra sur la pointe des pieds dans la chambre plongée dans l’obscurité. Ode geignait et marmonnait. « Somnolence, » murmura-t-elle. « Prélevez un peu de sang et d’urine. Mettez l’écran en marche. »
Le Batteur faisait les cent pas dans le couloir. Il entendait les voix assourdies : « Anémie, fragmentation basophilique des globules rouges, coproporphyrine trois dans les urines… »
— « Empoisonnement par le plomb, » dit Wandee, en s’essuyant les mains, au seuil de la chambre.
— « Quoi ? Comment… ? »
— « Je ne sais pas où il a attrapé ça, mais tous les signes sont là. Cette ligne noire sur ses gencives, c’est du sulfure de plomb. L’éther extrait de son urine est fluorescent, et le taux de plomb dans l’urine est d’environ deux micromoles par litre, bien au-dessus du niveau de toxicité. Les symptômes mentaux sont s’ans doute les signes d’une tumeur au cerveau. Il faudrait pratiquer immédiatement une chélation, sinon il va être pris de convulsions et entrer dans le coma. »
— « Une chélation ? » interrogea le Batteur. « Qu’est-ce que c’est ? »
— « Nous débarrassons l’organisme du plomb en administrant une molécule qui se combine avec lui ; l’édetate, dans le cas présent. »
« Dyspepsie, » se plaignit Ode, en repoussant son hors-d’œuvre. « Ma tête va un peu mieux, aujourd’hui. Où en sont les guerres Océanides ? »
— « Nos cités côtières sont toujours en état de siège, » dit le Batteur. « J’étais naïf de croire qu’ils voulaient la paix. Ces aborigènes aquatiques sont devenus de véritables bandits, assoiffés de vengeance, et qui nous attaquent par surprise. Mais Furlong a un plan susceptible de réduire les pertes. »
Ode lampa son verre et joua avec son dessert, endettant son nougat pour prendre les morceaux de fruits et de noisettes. « Je dois servir d’agent de liaison entre la fourmilière et ARNOLD, c’est ça ? Mais il y a une erreur dans votre raisonnement : personne ne contrôle les Océanides du plateau continental. Comment pourrait-on arrêter un si grand nombre de petites bandes ? »
— « Peut-être ne peut-on pas les arrêter toutes, mais tu pourras tenter d’apprendre pourquoi ils livrent ces raids. Est-ce une simple lubie ? Ou cherchent-ils quelque chose dans nos cités ? Tu seras autorisé à leur offrir des cadeaux, en réparation de notre assaut contre le Kilomètre Trois, en plus d’une dîme régulière qui sera déposée sur la plage. »
— « Une dîme ? Mais nous sommes tellement pauvres ! »
— « Tu les apaiseras avec quelques objets de pacotille, » fit le Batteur, moqueur. « Quand ils seront d’humeur moins combative, nous n’aurons aucun scrupule à renier nos promesses, mais, dans l’immédiat, cela nous coûtera moins cher que de nous battre. »
Ode secoua la tête. « Je crois qu’ils préfèrent lutter pour obtenir quelque chose plutôt que nous ne le leur donnions, mais je vais essayer. »
Ode disposa soigneusement ses béquilles sur le siège auprès de lui et fit un faible geste de la main en direction du dock. Le Batteur et Wandee lui répondirent. Les autres représentants de la fourmilière ne bougèrent pas, et restèrent plantés en formation désordonnée tandis que le cybercanot descendait l’égout, emportant vers la mer son passager solitaire.
« On ne peut pas le laisser partir comme ça, » objecta tristement Wandee. « Il n’est pas bien. »
— « Je sais, » dit le Batteur. « Mais une croisière en mer pourrait lui être plus profitable qu’un séjour en Clinique. Il emporte ses médicaments. Nous resterons en contact avec lui. Ce travail est d’une grande importance et exige quelqu’un de sa capacité. »
Wandee se résigna à agiter la main. Plus tard, alors qu’ils remontaient vers ses labos, elle parcourut à nouveau les rapports concernant Ode. « Il a incontestablement recueilli des ions métalliques. Regardez ça : argent, mercure, plomb… »
Le Batteur haussa les épaules. « Ils ont effectivement poussé le traitement par courant d’électrons au-delà de la limite de sécurité. Je suppose que nous aurions dû prévoir des réactions secondaires. Mais nous avions si peu de temps… »
— « Il y a une chose qui m’intrigue. Il a dit qu’ils ne s’étaient pas servis des tiges intramédulaires pour ses fractures fémorales, mais nos rayons X ont révélé des tiges d’acier et tout un matériel interne. »
— « Il est fréquent d’avoir recours aux tiges, surtout lorsqu’on veut rendre rapidement l’usage de ses jambes au malade. Il a dû mal comprendre. »