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Brusquement, Trilobite se mit à danser devant le petit Néchiffe bedonnant et le frappa au cou du bout de sa queue d’un mètre. Le sang gicla. Le Batteur s’effondra sur le pont, en suffoquant.

Larry se dressa sur ses pattes de derrière et s’interposa entre le vieillard et le cyber. Le Batteur essaya de ramper, mais ses mains glissaient dans les flaques de sang.

« Une Médi-équipe ! » hurla Larry. « Mon Dieu ! Que fais-tu, Trilobite ? Tuer un humain… »

— « Je l’ai sauvé ! » dit la mache, en essayant de se glisser de sous le sabot qui la maintenait au sol. « J’ai coupé le mécanisme de déclenchement. Il est piégé. Il y a un optique dans son œil et une bombe dans son abdomen ! »

ARNOLD se précipita hors de la cabine et berça dans ses bras son image paternelle. Il appliqua une compresse sur la déchirure du cou. « Une bombe ? »

— « Oui, » dit la mache. « Rorqual l’a détectée quand il est passé devant son optique. En deux secondes, il a compris ce dont il s’agissait. Comme le détecteur de mensonge est en zone V, il savait que le Batteur n’était pas au courant. Quand le signal de destruction a été donné par la fourmilière, il a fallu que j’intervienne. »

La Médimache remplaça le sang perdu et sutura la blessure. Le Batteur revint à lui et demanda un analgésique.

« Quelle bombe ? » interrogea-t-il, incrédule.

Larry lui expliqua. « Et les électrodes sont dans tes fémurs. »

Le Batteur rit. « Vous vous trompez. J’ai été opéré ; on m’a placé une prothèse bilatérale. Quant à mon œil, ce n’est qu’un cristallin synthétique. On m’a opéré de la cataracte. C’est tout. »

Larry secoua la tête. « Je regrette, mais Rorqual ne commet pas d’erreur de ce genre. Tu as des hanches artificielles, c’est vrai ; mais récemment on les a garnies, d’argent à droite et de plomb à gauche. Le taux de ces métaux dans ton sérum est en augmentation ; il a voisine un micromole par litre. »

Sur l’écran s’imprimèrent les chiffres :

½ Pb ++  E°= + 0,126  K = 1,3 X 102

Ag+  E°= – 0,800  K = 3,5 x 10-14

« Tu ferais une bonne batterie, » dit Larry. « Ces potentiels oxydation-réduction sont suffisamment espacés. »

— « Furlong ! » cracha le Batteur. « Il avait dû piéger également ce pauvre Ode. Bon sang ! Et c’est moi qui ai entraîné Ode là-dedans ! »

— « Ne t’en fais pas, » dit le géant, d’une voix d’une douceur inhabituelle. « Notre Médi-équipe va t’examiner et retirer ce truc de là-dedans. »

— « Il vaudrait mieux l’emmener plus à l’arrière. Il n’est pas loin du cerveau du bateau ici. Si jamais il explosait… »

ARNOLD se rappela les dégâts faits sur le radeau. On édifia en zone neutre un abri aux parois minces. Une solide Mache de Guerre était plantée devant, avec des plateaux de rafraîchissements, cependant que la Médi-équipe commençait les recherches. Les humains étaient rassemblés dans la cabine avant et parlaient par intercom.

« Il s’agit bien d’une bombe. Il nous faudrait un Épurateur de Sang pour nous débarrasser de ces ions avant l’opération. Le filtre cardiopulmonaire nous prendra plus de temps. »

— « Prenez tout le temps qu’il vous faudra, » dit ARNOLD. « Faites attention. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quelque chose. »

Le Méditech ne dit rien, mais il était conscient qu’une explosion l’emporterait en même temps que le patient.

« Autant repartir vers les îles, » dit Larry. « Le Batteur n’a plus besoin de rentrer à la fourmilière, maintenant. Il est beaucoup plus en sécurité avec nous. »

— « Hissez le canot. Un capitaine en a toujours besoin ! » cria ARNOLD.

Des images apparurent sur l’écran, ternes et floues.

« Voici donc ce que capte la caméra-espion dans mon œil. Pourquoi est-ce si trouble ? Je n’ai pas la vue aussi faible. »

— « Vous vous servez de vos deux yeux. Il y a un ptérygion sur cette cornée : un réseau de vaisseaux microscopiques. De plus, c’est un très petit optique, moins de vingt-cinq mille points, » expliqua l’Électro-tech. Il agrandit plusieurs des images enregistrées, à titre d’échantillon. Les visages étaient des masques anonymes. Les paysages, des contours vagues.

— « Ces pauvres Océanides sur le radeau d’Ode… Je suis sûr que Furlong ne savait pas qui ils étaient. Il a dû voir deux ou trois visiteurs costauds, et il espérait que l’un d’eux était ARNOLD quand il a appuyé sur le gros bouton noir. »

Le tech hocha la tête. « Je suis convaincu qu’il n’a pu identifier personne à l’aide des seuls optiques, mais il y a aussi un dispositif sonore. Le transmetteur se trouve dans la partie droite du thorax, aussi la plupart des sons que j’entends sont produits par votre cœur et vos poumons. Mais je pense que Furlong a pu comprendre des fragments de vos conversations. Ça, plus les optiques, lui a appris que vous étiez près du poste de commandes de Rorqual quand il a appuyé sur le bouton. »

— « Ma cible : le cerveau du navire. Bon sang ! »

Rorqual jeta l’ancre près d’une île, du côté sous le vent. Les tests se poursuivaient. On localisa huit paires de fioles grâce aux rayons X. Elles étaient fixées au corps vertébral, derrière l’épine dorsale, et partaient du niveau des artères rénales pour aboutir au pelvis, entre la prostate et le sacrum. Les Électrotechs étaient en train de construire une réplique des circuits pour les étudier avant de s’attaquer à la bombe réelle.

« Prends un peu de détente, Larry. Ils ne seront pas prêts à couper le circuit avant demain. Mes épouses vont à terre chercher des légumes frais. Veux-tu les accompagner ? C’est assez rocailleux et elles pourraient avoir besoin d’aide pour le transport. »

Larry accepta. L’ascenseur amena un essaim de filles robustes, parmi lesquelles se trouvait Ventre Blanc. Elles portaient des sacs vides, et attendirent contre le bastingage, bavardant et riant.

« Amenez le canot du capitaine ! » cria Larry.

L’île était un conglomérat d’éboulis, de cinq kilomètres sur deux, avec quelques arpents de gazon ça et là. Un édifice antique d’avant la fourmilière marquait le point culminant. Au nord de cette construction s’étendait un marais d’un hectare, en une dépression circulaire. Le canot trouva une crique abritée et s’ancra contre un quai désagrégé. Il y avait des escaliers de pierre qui ne menaient nulle part.

De grosses gouttes de pluie éparses frappèrent le petit groupe.

« Drôle de temps, » fit Larry, en levant les yeux vers les nuages malveillants. « Venez ! » Ses sabots agiles le portèrent jusqu’en haut de la pente, où il découvrit le premier carré de légumes : des plates-bandes oblongues occupant des sillons qui redescendaient vers le marais. « Probablement un ancien tracé d’irrigation. Ceux qui vivaient ici, quels qu’ils fussent, devaient avoir une Agrimache très efficace. De nombreux plants ont subsisté : persil, sauge, ciboulette, thym… et du poireau sauvage ! » Il arracha le gros pied d’ail à la saveur douce – Allium ampeloprasum.

Ventre Blanc remplit deux sacs de bulbes et les fixa sur le dos de centaure de Larry. « Je crois que tu viens de réinventer le bât, » dit-il, en mâchonnant un poireau. Ils arrachèrent des racines de cardamome (Alpinia striata) pour le thé et l’assaisonnement du poisson. Tandis que les sacs se remplissaient, Larry décida d’aller inspecter rapidement l’édifice. Il invita Ventre Blanc.

« Saute sur mon dos, et nous allons jeter un coup d’œil à ces vieilles ruines. »

Il ne restait que deux tours couvertes de plantes grimpantes, et qui renfermaient un tas de moellons ensablés. « Ce marais a une forme circulaire parfaite ; c’était sans doute un réservoir autrefois. » Elle resserra l’étreinte de ses genoux comme il avançait dans l’eau peu profonde, arrachant au passage un pied de macis, dont il ôta l’écorce verte pour macher le cœur blanc.

Il barbotait, tout en mangeant et en lui offrant des racines et des tiges de massette (Typhia latifolia). Ses sabots dérapèrent sur une surface lisse et vitreuse enfouie sous quelques centimètres de boue. Il se débattit et tomba, l’envoyant à terre. Elle se releva, drapée de feuilles humides.

« Merci pour la promenade ! » dit-elle en riant.

Il fit le tour de l’objet, qui se présentait comme un segment de fuselage. Après avoir considéré une nouvelle fois la dépression circulaire et remplie d’eau, il décida que c’avait dû être une carrière, et une tombe pour le carrier.

Le galant centaure aida Ventre Blanc à se remettre en selle. Le soleil sécha sa peau, pendant qu’ils faisaient le tour de l’île, ramassant de l’aneth et de l’échalote. « Nous les ferons confire dans du vinaigre, » dit-elle, en montrant l’oignon sauvage.

Le canot du capitaine regagna le navire au crépuscule, avec des sacs gonflés d’épices au parfum violent.

« La soupe et la salade seront bien relevées ce soir, » commenta Larry en descendant vers l’atelier pour faire réparer ses sabots.

— « J’ai de mauvaises nouvelles en ce qui concerne l’ambassadeur, » dit ARNOLD. « Il ne va pas être possible de le désarmer. »

— « Pourquoi ? »

— « Nous avons fait une copie des circuits. Ces charges s’amorcent automatiquement. Si l’on coupe le circuit en un point quelconque… elles explosent ! »

Larry examina les diagrammes. « Comment cela fonctionne-t-il ? »

ARNOLD désigna les charges explosives, alignées deux par deux. « La nitro-enveloppe entoure un circuit noyau. Il est ouvert en ce moment, armé si tu préfères. Les batteries plomb et argent dans ses jambes ne fournissent pas le courant de déclenchement ; mais rien qu’un courant senseur. S’il meurt et que sa circulation s’arrête, les électrodes de plomb et d’argent perdront leur électrolyte à écoulement libre, son sang. Elles s’interrompront et il se produira une chute de potentiel, fermant le circuit noyau… et bang ! »

Larry hocha la tête. « C’est le courant fourni par les batteries des jambes qui l’empêche d’exploser ? »

— « Oui. Et si nous sectionnons les fils à n’importe quel endroit, eh bien le courant s’arrête, et bang encore. »

— « Que faisons-nous ? »

— « Pour commencer, ils l’ont retiré de l’Épurateur de Sang. Il est nécessaire que les ions continuent à circuler pour faire marcher la batterie. »

— « Mais ce sont des poisons ! »

ARNOLD s’effondra sur une caisse à outils, un géant terrassé. « Bon Dieu ! Je sais bien ! » dit-il doucement. « Dans tous les cas, le pauvre vieux diable mourra. L’Ocutech a dit que le senseur placé dans son cristallin par la fourmilière laisse également filtrer des ions. Les cônes et les bâtonnets se plombent, ce qui va entraîner la cécité. »

— « N’y a-t-il rien que nous puissions faire ? » ARNOLD secoua la tête. « Rorqual a fait un essai simulé. Quand la fourmilière a fermé le circuit, les charges se sont armées. Si nous interrompons le circuit… »

Larry posa son sabot sur la table et retira son disque tracteur d’un air absent, tout en examinant les radios. « Huit charges… un collecteur optique dans son œil… le déclencheur qui va de la jugulaire à l’abdomen… Trilobite l’a coupé. Deux circuits senseurs : celui qui est amarré à l’épine dorsale, et la batterie physiologique dans ses jambes. Si nous y touchons, il explose. Si nous n’y touchons pas, il meurt à petit feu, empoisonné par les ions. Un travail soigné ; mais aucun piège de la fourmilière ne peut être parfait à ce point. Je voudrais essayer de le désarmer à distance. Il n’a rien à y perdre. »

ARNOLD secoua la tête. « Il ne nous laissera pas prendre ce risque. Il dit qu’il est trop vieux pour supporter l’opération. Il est furieux. S’il explose ici, parmi ses amis, il aura servi Furlong. »

— « Mais nous ne pouvons pas le laisser s’en aller au hasard et mourir. Cela pourra prendre des mois, et c’est une fin terrible, dans la douleur et le délire. »

Le géant prit un autre diagramme et sourit bizarrement en le montrant au centaure. « Il a choisi la façon dont il préfère en finir. Regarde ça. »

Le diagramme du montage tremblait dans la main de Larry. « Cette fourmilière de malheur est tellement peu sûre qu’elle ne peut permettre à rien ni à personne de sortir sans une « bombe de fidélité ». Regarde-moi ce pauvre Batteur : il est explosif, du cerveau jusqu’à la prostate ! Tu te rappelles Poursuivant Un ? Et le Grand Maître Ode ? Et toutes ces maches tueuses ? Tous étaient également piégés. Comment la fourmilière peut-elle être aussi peu sûre d’elle… et aussi puérile ? »

ARNOLD haussa les épaules. « Je n’emploierais pas le mot " puéril ". Je dirais plutôt " impitoyable ". Ils ne céderont pas d’un pouce. Vois mon cas, et celui des ARNOLD Inférieurs, nous portons tous notre " bombe de fidélité " dans nos gènes : nous dépendons du pain de la fourmilière. »

— « Ce que je supporte le moins dans tout ça, c’est l’absence d’un chef véritable dans la fourmilière. Quelqu’un sur qui on pourrait rejeter tout le mal. » Larry secoua lentement la tête en comprenant le but des nouveaux fils rajoutés au circuit. « Mais je ne peux en vouloir au Batteur. Il s’est laissé prendre dans le système, tout comme toi à un moment. Mais je dois lui rendre cette justice : ce pauvre vieux Néchiffe a quelque chose dans le ventre ! Je ne sais pas si je serais capable de faire ce qu’il va faire. Je ne sais vraiment pas… »

ARNOLD cracha. « Moi si ! La fourmilière mérite bien pire ! J’espère seulement qu’il emmènera le président Furlong avec lui. Ce serait une consolation. »