« Retournez en arrière, » dit la voix dans la bouche d’égout. « N’entrez pas. »
Le petit bateau n’écoutait que son passager. Son antenne était restée dans l’atelier de Rorqual. L’obscurité du conduit les engloutit.
« J’arrive, » dit le Batteur. Une petite voix lui répondit, au-dessus de sa tête, dans le conduit de quatre-vingt-dix mètres de diamètre.
— « Fais demi-tour, loyal Citoyen. Tu ne veux pas nuire à la fourmilière ? Ton dossier est tellement exemplaire jusqu’... »
La colère du Batteur s’accrut : « Mon dossier ! » hurla-t-il. « J’ai posé une bombe moléculaire à retardement sur mon fils, et j’ai envoyé mon ami à la mort ! Voilà pour mon dossier ! Et, en guise de récompense, vous m’avez mis une bombe dans le corps. Eh bien, je n’emporterai aucun de mes amis avec moi. Je vais rentrer à la fourmilière pour mourir. Et mes ennemis me suivront ! »
— « Mais nous sommes tes amis ! Cette bombe que tu portes a été conçue dans le but de venger ta mort au cas où les Océanides t’auraient tué. Elle doit exploser après ta mort. »
Le Batteur éclata de rire. « Vous ne renoncez jamais, n’est-ce pas ? C’est au Batteur que vous parlez, le filandier des gènes et des âmes. " Venger ma mort "… vraiment ! Ha ! est-ce aussi pour ça qu’on m’a équipé d’un collecteur optique et d’un déclencheur à distance ? Eh bien, mes amis ont interrompu ce déclencheur. Je n’exploserai qu’au cœur de la fourmilière. »
Furlong balbutia : « Mais vous m’avez donné carte blanche. »
— « Exact, » dit le C.U. « Mais vous avez échoué, et maintenant la fourmilière est en danger. Le Mégajury vous déclare coupable de ce qu’il considère comme un crime abominable. »
— « Vous le leur avez dit ? »
— « Je ne peux pas dissimuler un échec. Les Citoyens ont jugé que votre règne en tant que Bélier a été de la tyrannie. Le verdict est… »
— « Quoi ? Quoi ? »
— « Vous allez prendre la tête d’une Médi-équipe et tenter d’arrêter la bombe… euh !… le Batteur. Si vous réussissez, des vies seront sauvées. Je vous en serai reconnaissant, » dit le C.U.
— « Le succès sera récompensé. Je sais. Appelez l’équipe Méditech-mache. Je suis prêt. »
— « Voici la position du canot d’après les derniers relevés. Il semble se diriger vers les docks. C’est là que se trouvent le chantier naval et mes organes énergétiques. Le canot porte une lourde cargaison de nourriture : fruits, crabes, glace, et autre chose aussi. »
— « Tenez-moi au courant. Je vais essayer de l’intercepter. »
Furlong se rua sur le dock, la sueur perlant à ses tempes. Le quai paraissait désert, à part quelques ouvriers. L’égout, voilé de brume, était jonché d’épaves : carcasses de navires et squelettes de poutres. Une péniche à moteur était amarrée près du chantier naval ; une grue rouillée la déchargeait.
« Qu’y a-t-il, monsieur ? » demanda un travailleur.
Furlong s’essuya le visage et s’efforça de sourire.
— « Avez-vous vu un petit bateau, avec un seul homme à bord ? »
— « Non, monsieur. »
— « Le bateau transporte aussi des fruits, des crabes, de la glace ? »
— « Désolé, monsieur. Mais le brouillard est dense dans l’égout, ce soir. Et nos scrutateurs périphériques sont à nouveau en panne. Un bateau pourrait facilement accoster sans que je le voie. »
Furlong regarda derrière lui pour s’assurer que la Médi-équipe le suivait. Il découvrit un petit tas de glaçons en train de fondre. « Comment cette glace est-elle arrivée ici ? » hurla-t-il.
— « Par la péniche à glace, » répondit une voix dans le brouillard.
Il vit des fruits éparpillés près de l’organe énergétique de la cité. Il se précipita, ramassa une orange qu’il ouvrit avec rage. « Comment ce fruit est-il arrivé ici ? »
— « Par la péniche à fruits. »
Furlong vit des graines. Sa gorge se serra. Un crabe Jonah se renversa sur le dos dans le noir. Ses pattes grattèrent avec frénésie. Il balaya les alentours de son faisceau lumineux.
— « Comment ces crabes sont-ils arrivés ici ? ^ » s’étrangla-t-il.
— « Par le canot du capitaine ! » s’écria le Batteur, émergeant de l’ombre. Il avait les deux mains dans les poches, les pouces sur les anneaux reliés aux électrodes. Il avait retiré son casque. La haine étincelait dans ses yeux.
Furlong s’immobilisa. « Vous voilà ! » Il grimaça un sourire. « J’ai amené la Médi-équipe. Tout le monde est alerté à l’amphithéâtre de la Clinique. Ne vous inquiétez pas. Nous vous sortirons ces bombes du ventre. »
— « J’en suis persuadé, » dit le Batteur avec calme. Il était manifeste qu’il n’avait aucune intention de coopérer.
— « Venez, » dit Furlong. « Cela ne vous servirait à rien d’être rancunier et d’essayer de vous échapper. Vous finiriez par mourir au bout de quelques jours de maladie. Et nous vous trouverions quand même. »
— « Oh ! je n’ai nullement l’intention de m’enfuir. » Il montra les anneaux à ses pouces.
— « NON ! ! »
Les mains sortirent des poches, tirant des fils de suture rouges et humides. Un sentiment de triomphe resplendissait sur le visage du vieux Néchiffe. L’organe énergétique de la cité se fendit dans l’explosion ; il s’en échappa seize cents kiloampères de plasma torodial, à cinquante millions de degrés Kelvin. L’espace d’un moment, le soleil fut présent dans l’égout, tandis que se répandait le combustible atomique et que le gaz ionique se propageait dans une lueur jaune.
Chapitre onze
Le Dieu-Baleine
Neuf doigts était mal à l’aise sous la couronne de son père. Forgée de pépites d’or jaune, elle était trop lourde et trop large. Les auspices n’étaient pas favorables. Son royaume de l’île en Rond était stérile : le lagon, les jardins, et maintenant sa jeune femme, Iris. La moitié de ses sujets avaient émigré vers le nord de l’archipel, à cinq jours de distance. Ceux qui étaient restés étaient vieux et fatigués. Ils n’osaient plus pêcher en eau profonde à l’extérieur du récif depuis l’arrivée du Carcharoden carcharias. Ce grand requin blanc, long de six mètres et pesant sept mille livres, avait pris son père et six autres hommes. Leurs bateaux ne s’aventuraient plus hors du lagon, où les poissons étaient rares et petits. Iris ne parvenait pas à concevoir. Les greniers étaient vides. La mousson arrivait. C’était l’heure de prier le dieu-baleine.
Neuf Doigts réunit les anciens, trois femmes et deux hommes, les grands-parents aux cheveux gris. Ils burent la dernière bouteille de pulque capiteux et écoutèrent leur jeune chef.
« Tout est improductif : nos femmes, notre terre, et la mer. Il nous faut implorer l’aide du dieu-baleine. »
— « Notre peuple est pauvre. Quel sacrifice pouvons-nous lui offrir en échange ? » demanda grand-mère Tortue.
— « Notre village se meurt. Nous donnerons ce qui nous sera demandé. »
Ils se rendirent auprès de l’autel, sur le point culminant de l’atoll. Une tour faite d’une épaisse matière vitreuse et haute comme vingt hommes montait vers le ciel. Aussi épaisse qu’un canoë de cérémonie à la base, elle s’effilait graduellement pour se terminer par une flèche oscillante. Son épiderme se hérissait d’anneaux et de barreaux. Des plantes grimpantes festonnaient le tiers inférieur de l’édifice. Ils déplacèrent la dalle de pierre et soulevèrent de sa niche, à la base de la tour, l’immense effigie d’une baleine. Des cordes de chanvre, épaisses et lisses, étaient attachées au dos de l’idole. Neuf Doigts et trois des anciens en passèrent les boucles sur leurs épaules et commencèrent l’ascension. La baleine pesait autant qu’un homme. Elle frotta bruyamment la paroi jusqu’à ce que le vieillard qui se trouvait en dessous ait mis sa corde au raide. Le cinquième les précédait et taillait le feuillage pour dégager le chemin.