— « Non, pas vraiment. Un donneur décervelé coûterait plus cher, car les assistants devraient s’en occuper davantage. D.D. était capable de se nourrir et de veiller sur lui-même tout aussi bien qu’un de ces boucs. Et quant à employer des drogues… des substances étrangères qui pourraient endommager ou affaiblir les organes mêmes que vous attendez, il ne peut non plus en être question. »
— « Évidemment, » murmura Ira. Chaque méthode avait ses inconvénients.
Larry mit en marche le rafraîchisseur et s’agrippa à un barreau de l’échelle horizontale fixée au plafond. Le mannequin s’écarta lentement de lui, tandis que des tubes flexibles sortaient de ses multiples stomates chirurgicaux. Bruits de succion. Des taches jaunes et brunes d’urine et d’excréments souillèrent les plaques pectorales de la mache. Accroché aux barreaux, Larry avança jusqu’à la douche, à la manière d’un singe ; sous l’eau chaude, il vida ses poches viscérales dans le trou d’écoulement. Passant ses bras dans des anneaux de trapèze, il mit une paire de lunettes noires et brancha la lampe à ultra-violet s. Puis il enduisit son torse qui pelait d’une mousse adoucissante et parfumée. Il enfila un maillot en tissu éponge et grimpa dans son hamac. Les puissants ultra-violets convergèrent sur lui pendant qu’il dormait.
Le mannequin resta à son chevet un petit moment, puis sans se presser descendit procéder aux enregistrements des dernières heures de Dever le Demeuré sur Terre. La dernière navette partirait dans la matinée. OLGA avait construit le vaisseau d’Implantation dans une immense baie parmi les astéroïdes. En ce moment s’effectuait l’embarquement des derniers échantillons terrestres, le clan Dever.
« Mon Dieu ! » s’exclama Ira. « Tu m’as fait une sacrée peur ! Pendant une minute, j’ai cru voir Larry décapité ! »
— « Excusez-moi, monsieur. Mais j’ai pensé que je devrais emmagasiner quelques images de D.D. pour le fichier-souvenir de Larry. »
Ira considéra un instant le robot sans tête ni bras. « Excuse-moi, mais où sont tes yeux… euh ! tes optiques ? »
Le mannequin s’illumina sous l’effet d’un rayonnement photonique inversé. « Mes yeux sont partout, de mes orteils jusqu’à mes épaulettes. Mais je pense qu’on peut considérer ces grosses boucles de ceinture comme mes vrais optiques. »
Ira contourna le robot pour se placer devant lui. « Oui. Mais pourquoi ne me regardes-tu pas quand tu me parles ? »
— « J’enregistrais votre présence avec différents senseurs, et c’était suffisant pour tenir une conversation. Votre taille, votre température, votre pouls, votre respiration et aussi, je suppose, votre état émotionnel. Pourquoi êtes-vous tourmenté ce soir ? »
Ira hésita à répondre, mais il se souvint que cette mache était les jambes de Larry, et haussa les épaules. « Après tout, tu peux ajouter ça à ton fichier-souvenir. Je me fais quelque souci pour l’Implantation. Les renseignements que nous possédons sur Procyon ne sont pas très détaillés. Il existe une planète près de cet astre, et elle présente quelques traits communs avec la Terre : dimension, température, présence d’oxygène, de gaz carbonique et d’eau dans l’atmosphère. Mais il y reste de nombreux trous. Bien sûr, nous emmenons un bon échantillonnage des formes de vie terrestre, de chaque région du globe imaginable. Si l’une quelconque d’entre elles peut survivre là-bas, nous l’aurons avec nous. Mais tant de choses peuvent se produire… »
— « C’est un pari, » reconnut le mannequin. « Toute Implantation en est forcément un. Mais rester sur la Terre en est un autre, particulièrement en Suspension Temporaire. Larry devra affronter la future Société Terrestre, tandis que D.D. va se trouver dans un système écologique lointain et inexploré. OLGA utilisera les connaissances acquises dans d’autres Implantations pour organiser la vôtre. Il y a de fortes chances pour que vous réussissiez. »
Ira sourit. « Mannequin, ce sont les propres paroles d’OLGA. Tu dois encore être en participation. »
— « Votre serviteur, » s’excusa la mache.
Ira et le robot sans tête s’approchèrent des fenêtres qui dominaient le terrain de jeu-parc à élevage. D.D. se détachait au milieu des arbres, en train de caresser la tête d’un bouc. Ira leva les yeux vers les étoiles. Là-bas, près du contour familier d’Orion, se trouvait Procyon, dont l’éclat égalait celui de Bételgeuse. « Cela paraît si près… »
— « Envoyez-nous une torpille-message lorsque vous serez arrivé, » dit le mannequin, abandonnant l’humain à ses pensées.
Le matin trouva Larry dans son mannequin, parmi la foule qui assistait au décollage de la navette. Il était parfaitement reposé, mais s’interrogeait sur le futur. Il avait quitté son appartement avec le reste de l’équipe Implant Procyon. Ira et Jen avaient tenté une dernière fois de l’entraîner. Il avait refusé, mais c’était un réflexe fondé davantage sur sa décision antérieure que sur un nouvel effort de réflexion. Après leur départ, il contempla l’océan de visages étrangers qui l’entourait. Il s’aperçut qu’il ne connaissait personne sur la Terre entière.
« Je vais me sentir seul sans le clan Dever, » dit-il.
Le vaisseau disparut dans une couche de nuages.
— « Il te reste ma présence, » dit son mannequin avec prudence, « … et le rang prioritaire que t’a accordé OLGA, et des crédits pour les voyages, l’éducation, la bonne chère. Nous pouvons nous faire des tas de nouveaux amis. »
Larry médita sur cette existence dans un monde où les voyages spatiaux étaient de la routine. Mannequin et lui pourraient apprendre beaucoup de choses. Mais il lui semblait qu’il ne jouerait ainsi qu’un rôle de spectateur, alors qu’il désirait prendre part à l’action, entrer en compétition avec des hommes de son âge. Seulement, pour goûter pleinement la vie, il lui aurait fallu un corps entier.
— « Non, je regrette. Mais je ne peux me contenter d’une visite commentée de la vie. Quel est mon âge ? »
— « Deux cents ans au calendrier, mais vingt à ton horloge A.R.N. Tu es un jeune adulte. »
— « C’est aussi l’impression que j’ai, et je désire retourner en suspension le plus vite possible, et que mon horloge métabolique s’arrête jusqu’à ce que la science ait fait de nouveaux progrès. Je veux me sentir aussi jeune qu’à présent lorsqu’on me donnera de nouveaux pieds et de nouvelles gonades. À ce moment-là, je pourrai vraiment profiter de la vie. Et ta proposition de voyager et de m’instruire me paraîtra plus attrayante. »
Mannequin se mit en marche vers le mausolée de suspension.
— « Tu te souviens de mes avertissements sur les dangers de la suspension ? »
— « Les lésions organiques, et la nécessité de s’adapter à l’évolution sociale. Oui. Je te donne mon consentement en toute connaissance de cause. »
Après les formalités d’usage, des étrangers le conduisirent jusqu’à la chambre à oxygène comprimé. Des tubes et des fils électriques furent fixés aux veines et aux artères greffées, des électrodes de contrôle sous les cartilages des côtes, sur le flanc gauche. D’autres tubes furent rattachés aux réservoirs et aux douilles appropriés du mannequin.
« Comme la dernière fois, » dit la mache. « Je veillerai sur tes ions pendant ton sommeil. »
— « Merci. À un autre demain. »
Le vaisseau stellaire Arche de Dever fit cap sur Altair, avant le plongeon au-delà du soleil et le virage vers Procyon. Ira et Jen installèrent Dever le Demeuré dans sa chambre de suspension.