— « Pourquoi dis-tu ça ? Trois trillions de NéchifFes avec un cerveau planétaire, n’est-ce pas une menace ? »
Le ton de Rorqual était assuré. « Lorsque je suis rentré en participation avec le C.U., j’ai perçu quel fardeau pesait sur les cités. Elles sont tellement préoccupées par les fonctions organiques fondamentales qu’elles n’ont ni le temps ni l’énergie de philosopher. Elles ont tellement à faire avec les problèmes techniques actuels qu’elles oublient les théories essentielles. On se souvient de l’équation d’Einstein, E = mc²mais on a oublié celle d’OLGA pour les planètes habitables, ga = c. Quand j’ai essayé d’atteindre les anciennes archives fossiles, j’ai trouvé une foule de détails insensés sur les créatures les plus pittoresques, comme le placoderme du Devon, long de dix mètres, et les plus grands reptiles. Mais rien concernant les détails les plus importants de la formation de l’univers, l’âge des éléments, l’évolution chimique ou les paléoclimats. Il n’y avait aucune mention de la Nébuleuse Gomme, la plus grande des nébuleuses connues dans notre galaxie ! »
ARNOLD secoua la tête. « Toi et Trilobite, vous pensez trop. Ce sont sans doute toutes ces années d’errance solitaire, passées à ruminer… O.K. Si tu penses que nous pouvons effectuer ce troc sans danger, nous le ferons. Mais tiens toi sur tes gardes ! »
— « Oui, capitaine. Dois-je imprimer une liste des articles dont nous avons besoin ? »
— « Oui, et envoie des doubles à Larry, à l’Atelier, au chef d’équipe des Électrotechs, et aux chauffeurs. »
Pendant le repas du soir, des copies de la liste circulèrent autour de la table. Larry, qui engloutissait une compote de fruits à la mélasse, en barbouilla son menton et la liste.
« Pourquoi avons-nous besoin de pastilles de grenat pour le cerveau-bulle ? Est-ce que nous ne les fabriquons pas nous-mêmes ? »
— « Oui, » répondit ARNOLD. « Mais nous n’obtenons que deux virgule cinq mégabits par centimètre carré. À mon avis, Rorqual désire comparer la qualité. »
Larry hocha la tête. Une forme d’espionnage industriel !
Il poursuivit sa lecture : une tige en verre de néodyme de mille joules par nanoseconde, pour allumer la chaudière du bateau. Un appareil à micro-ondes d’une portée de un à dix gigahertz. Des diodes à hétérostructure-sandwich avec un substrat d’arséniure de gallium additionné d’éléments variés : étain, aluminium, silicone, zinc et germanium. Des surconducteurs en bisulfure de tantale et en pyridine, avec une structure de cristal intercalaire et une périodicité de douze angs-troms. Du deutérium. Du tritium.
Larry replia sa liste. « Je n’y trouve rien à redire, rien que du matériel de base, de quoi amuser un tech. Je suppose que cela ne nous fera pas de mal d’accroître nos stocks. »
ARNOLD approuva. « Transmets-la à Wandee. »
Larry entra dans l’Atelier, pour y découvrir la Machine à Jetons écartelée sur un établi. Sa carcasse androïde (mensurations : 85 x 65 x 90) était dotée d’un volumineux pelvis où se logeait la boîte rouillée primitive. Trois nombrils carrés clignotaient sur la douce synthépeau, où l’on lisait : barre, cerise, citron.
« Encore toi ? »
— « Une explosion dans mon crâne, cette fois, » dit-elle.
Il détacha son cuir chevelu et son tablier, et la fit rouler sur le côté. Il leva la main pour abaisser la manette commandant l’arrivée d’énergie et ouvrit ses panneaux d’entretien. Les circuits du cou et des épaules étaient polis, brillants, et clignotaient de tous leurs fils et de leurs perles argentées. À l’intérieur du crâne, le réseau neural ressemblait à une toile d’araignée poussiéreuse : de la suie. Il fit descendre la visionneuse et la fixa à son front. En ventilant soigneusement avec son pistolet à azote, il vérifia chacun des minuscules circuits intégrés.
« C’est ici ! Encore un de ces maudits circuits de la fourmilière qui a explosé. » Il releva la visionneuse pour pratiquer les micro-coupures. « Je ne sais pas si le travail en vaut la peine. J’ai l’impression de passer plus de temps à monter et démonter ces trucs que toi à les utiliser. »
— « Et ceux de mon cerveau ? »
— « Je jetterai un coup d’œil à ton Panneau Central dès que j’aurai fini ici. »
— « Je ne voudrais pas perdre la tête. N’y a-t-il pas un moyen de contrôler dès à présent, de prévoir ceux qui vont tomber en panne afin de procéder à un entretien préventif ? »
— « Non. J’en ai posé dans mon propre mannequin. Lors de la vérification quotidienne, tout est parfait, et puis, tout à coup, pouf ! En ce qui me concerne, ces circuits se trouvent dans le système de coordination motrice. Quand ils sauteront, je serai ataxique ou paralysé. »
Il ôta le circuit carbonisé et le glissa dans la fente de l’analyseur de circuits, pour diagnostic. Les minuscules sondes commencèrent une vérification systématique. Larry regarda les résultats.
« Exactement la même chose qu’avant : un trou au centre, tous les raccordements fondus… inutilisable. Ce cratère doit avoir un millimètre de diamètre. »
— « Une bombe ? » dit-elle, se rappelant la propension qu’avait la fourmilière à s’assurer une loyauté explosive de ses sujets.
— « Je me demande… Je vais poser un optique-espion sur ton Panneau Central. Il y a des centaines de circuits intégrés là-dedans, tous issus de la fourmilière. Si l’un deux saute, nous aurons un enregistrement visuel, et pourrons ainsi analyser le circuit défectueux tel qu’il se trouvait juste avant l’explosion. »
Il acheva la réparation et referma son crâne. Puis il descendit, et retira ses plaques postérieures, celles des cuisses et des fesses. Le Panneau Central palpitait de lueurs variées, pareil à un rayon de miel multicolore sous une toile d’araignée pailletée de rosée.
« Ça fait beaucoup de choses à surveiller, » dit-il pensivement. « J’aimerais pouvoir obtenir une résolution de 500 x. » Il prit l’un des meilleurs yeux-maches et le régla sur neuf cents images-seconde. Avec un dispositif de mise au point transistorisé, il aurait une image de chaque circuit deux fois par seconde. « Voilà ! Cela n’empêchera pas la prochaine explosion, mais nous saurons peut-être ce qui l’aura causé. »
Elle s’apprêta à partir, 85-65-95.
« Je suis navré, mais le mouchard prend beaucoup de place. Mais j’espère que nous découvrirons bientôt la cause de ces ennuis et que tu retrouveras tes quatre-vingt-dix centimètres de tour de hanches. N’oublie pas ton tablier. »
Quand elle fut partie, il ouvrit les plaques d’entretien des pattes avant de son propre mannequin. « Autant placer un mouchard ici aussi, pendant que j’y suis, » marmonna-t-il.
Pendant les jours qui suivirent, il resta à l’écart du bastingage et porta un gilet de sauvetage. Il n’avait pas envie de tomber à la mer s’il était pris d’une attaque.
Larry était sur le pont, pour sa promenade matutinale, lorsque son circuit sauta. Il y eut un pop très audible, suivi par la fumée âcre de l’isolant en train de brûler. Son mannequin trébucha. Il s’appuya contre une pile de cageots et resta là, chancelant.
« Au secours !
Une des épouses d’ARNOLD l’aida à regagner l’atelier. Il balaya le panneau d’un jet de gaz inerte et le retira. Sa jambe gauche se bloqua, position satyre.
« Rorqual, peux-tu me passer le film pris par l’optique dans ma jambe gauche ? En 5 x pour commencer. Maintenant, reviens en arrière, jusqu’au moment de l’explosion. Là ! Montre-moi ce raccordement en 50 x, juste avant qu’il prenne feu. 500 X à présent. »