« Veux-tu que je t’aide à t’installer ? » proposa Jen à Ira.
Celui-ci fit un signe négatif et s’assit dans un vaste fauteuil moelleux.
— « Avant le grand plongeon, nous avons encore du temps devant nous. Je crois que je vais rester ici et dresser, avec le cerveau de notre vaisseau, la carte de la nébuleuse Gomme. »
— « Parfait. Je reviendrai dès que j’aurai pris une collation avec les techs. »
Il regarda l’écran où s’inscrivaient les mots Puppis et Vela tandis que se dessinaient les contours radiants de Gomme.
« Puppis, la poupe du vaisseau, et Vela, la voile, » fit Ira rêveusement. « Très à propos, pour un voyage de 11,3 années-lumière. Prendras-tu bien soin de nous ? »
Arche de Dever était jeune. Sa cyberpersonnalité n’était pas encore très affirmée. « Tout ce qui pouvait être fait l’a été. »
— « Bien. Et que peux-tu me dire sur notre destination ? Y trouverai-je davantage ou moins de confort qu’ici ? » Ira frotta sa main sur les coussins fuchsia et mauve, ornés d’un motif baroque et voyant, conçu tout exprès pour distraire et détendre les colons.
— « La planète de Procyon a été choisie par la Divinité Supérieure. Elle est désignée comme habitable par la formule d’OLGA (ga = c). Tout homme pourrait y vivre heureux. »
— « C’est juste, » dit Ira en souriant. « La formule. Lorsque la pesanteur de la planète multipliée par son année égale la vitesse de la lumière, la planète est habitable par l’homme (ga = c).
— « Cela n’implique pas obligatoirement que vous pourrez y vivre, » dit le vaisseau, « mais ça signifie que la planète peut accueillir des humains. Bien entendu, la faune locale risque d’être une rivale dangereuse. En tout cas, la nature biologique fondamentale de la planète est favorable. Les chiffres ne sont pas très clairs, mais il semble que la pesanteur multipliée par l’année égale pour cette planète 3,0 x 108 mètres à la seconde. En général, cela dénote une température assez éloignée de celle d’une serre, mais nous changerons notre mode de vie pour vivre sous des dômes, si nécessaire. »
Lorsque les humains et tous les autres spécimens de la faune terrestre eurent été mis en suspension, le cerveau du vaisseau commanda qu’on inscrive sur toutes les bandes optiques cette prière :
ga = c.
Chapitre deux
Rorqual Maru
Les cris désespérés du Rorqual Maru, prisonnier des sables, étaient noyés par une violente houle. Des grains de calcite et d’olivine, apportés par les flots, bouchaient son œil gauche, l’empêchant de voir le ciel. Uranus était passé vingt fois à travers les constellations pendant que les plages mouvantes de l’île engloutissaient lentement la queue du cétacé. Cent quatre-vingts mètres de sa coque galbée étaient à présent cachés sous un amas de palmes et de fougères qui l’enlisaient. La mer renforçait maintenant cette entrave avec un ciment de coquillages broyés et de basalte porphyritique provenant de coraux morts et d’anciennes coulées de lave.
Son univers ainsi assombri par ce bandeau de sable, Rorqual pleurait sur ces années gâchées, perdues à jamais. C’était un râtisseur de plancton, un moissonneur sans récolte que la Société Terrestre avait abandonné lorsque les océans étaient morts. Il avait fouillé en vain les bancs continentaux : plus de faune ni de flore marines.
Ses frères avaient sombré paisiblement, et leurs squelettes jonchaient le fond de la mer. Une Agrimache, morte depuis peu, gisait non loin de là, déjà presque désagrégée. Rorqual avait choisi lui-même cette île pour tombeau, dans l’espoir que sa carcasse resterait visible et qu’on pourrait éventuellement la récupérer. Il avait beau ne rien entendre sur son système auditif à longue portée, il croyait que l’homme vivait toujours, là-bas dans la foumilière. Et s’il devait jamais reprendre la mer, Rorqual désirait le servir. Il voulait à nouveau sentir des pieds nus d’homme sur la peau de ses ponts, éprouver ce frisson qui confinait à l’orgasme. Il regrettait les appels joyeux, la sueur et les rires. Il avait besoin de l’homme.
Lorsque ses circuits s’interrompirent, Rorqual commença à faire passer ce qui lui restait d’énergie dans son petit servomache, Trilobite Ferreux. En sentant monter cette onde, le petit cyber en forme de pelle exhorta le râtisseur géant : « Doucement, ô mon dieu ! Garde ta force ! Tes foyers ventraux sont presque éteints. Je n’ai pas besoin d’être rechargé. »
— « Va, Trilobite. Va servir quelqu’un d’autre. »
— « Non, » dit le petit cyber en bondissant hors de sa douille située dans la coque qui se refroidissait déjà. Il entreprit de pelleter le sable qui bouchait l’œil de Rorqual. « Je repousserai la mer, pour que tu continues à voir. Je t’en prie, ne te refroidis pas, ô mon dieu ! Tes yeux fonctionnent encore. Nous attendrons ensemble le retour de l’homme. Car il va revenir ! »
— « Trop tard. La mer est morte. Mon travail est terminé. Tu dois partir et trouver un nouveau maître. Va ! C’est mon dernier… »
Trilobite se précipita vers la douille et rendit la masse d’électrons. « Non ! Il ne faut pas que tu meures, »
__ « Très bien, Trilobite. Nous allons nous remettre à chercher. Mais je suis fatigué. Tu seras mes yeux et mes oreilles. Je garderai le contact. »
Le petit cyber fit une dernière fois le tour de la coque immobile. De grosses racines ligneuses envahissaient l’arrière. Le sable glissait et menaçait d’ensevelir son maître vivant. Il ne pouvait pas faire grand-chose. Le seul espoir était que ses recherches soient fructueuses. Seul l’homme pouvait remettre les choses en ordre. Il releva la position du soleil et du pôle magnétique. Les coordonnées de l’île se gravèrent dans sa mémoire permanente. Tout en s’éloignant de la plage, il s’entretenait avec Rorqual, lui décrivant en détail tout ce qu’il voyait. Une image du fond marin apparut.
« Une épave, » rapporta Trilobite. « On dirait bien le cadavre d’un de tes frères. » Un peu plus tard, il passa au-dessus des restes d’un tunnel sous-marin, pareil à un serpent mort. Il retransmit les images détaillées à son dieu prisonnier des sables. Des semaines s’écoulèrent. La surface heurtée de la mer s’étendait à l’infini sous un ciel vide. Pas de faune. Pas d’indices électromagnétiques révélant la présence de l’homme.
Trilobite sonda les eaux froides de l’Arctique. Son corps large d’un mètre palpitait, à l’écoute des échos dont il établissait le relevé. Sous la banquise translucide et craquante, il observa des tourbillons opaques : « Formes de vie à l’échelle microscopique. »
— « Des bactéries, sans plus. Continue vers des eaux plus chaudes. »
Une île tropicale et sombre somnolait au soleil, silencieuse. Le déferlement monotone des vagues mouillait d’écume stérile une plage blanche. Trilobite nagea vers la terre, sa queue longue d’un mètre fendant l’air. Ses senseurs caudaux examinèrent le sable chaud et la terre dénudée. Rien ne bougeait. Il fit le tour de l’île, puis s’éloigna en rasant le fond. Le sable était mêlé de fragments de corail et d’os, tous blancs, tous érodés par les vagues. Plus loin encore, il vit des monticules de corail mort, dont les cavités et les conduits vides évoquaient les orbites aveugles de millions de petits crânes.