Gérard de Villiers
Le disparu de Singapour
Chapitre premier
Une rafale de vent fit trembler les vitres du bureau de la Far Eastern Economical Review. Tan Ubin leva le nez de sa machine à écrire. De gros nuages d’un orage de fin de mousson arrivaient du sud, cachant la côte indonésienne. Dans moins d’une heure, Singapour serait noyé sous des flots tièdes. À l’autre bout du petit bureau tout en longueur, un téléphone se mit à sonner, aussitôt décroché par la grosse secrétaire en sari.
— Tan, c’est pour toi, cria-t-elle. Hong-Wu.
— Je le prends, dit le journaliste.
Ses lunettes d’écaille, ses cheveux très noirs luisants de brillantine et sa fine moustache faisaient des ravages parmi les secrétaires du Hanson Building. L’acuité de son regard et la vivacité de ses expressions tranchaient sur son aspect presque trop sage. Tan Ubin était un des rares journalistes qui essayaient encore d’exercer convenablement leur métier sous le carcan étouffant de l’Ordre Nouveau du Premier ministre Lee Kuan Yew.
Il attendit que la grosse secrétaire ait raccroché pour parler. Il n’y avait qu’une seule ligne pour le bureau, situé au douzième étage de Hanson House, un building neuf dans le prolongement de Shanton Way, le Wall Street singapourien. Sur 500 mètres, c’était une enfilade de gratte-ciel flambant neufs dont certains n’étaient même pas terminés, qui abritaient pratiquement toutes les banques du monde. Orgueilleux symbole de la richesse du minuscule État, tout juste vieux de dix ans.
Shanton Way n’était, cinq ans plus tôt, qu’un terrain vague en bordure du Telok Ayer Basin. Bientôt l’horizon de Tan Ubin serait bouché par un building jaune de 35 étages qu’on achevait au loin dans Maxwell Road.
— Allô, c’est Tan à l’appareil, dit-il dans son anglais à l’accent zézayant.
Son correspondant parlait anglais aussi, mais avec l’accent heurté des Chinois.
— J’ai une information intéressante au sujet de Tong Lim, annonça-t-il.
Tan Ubin serra plus fort le récepteur. Il ne connaissait ni le vrai nom ni le visage de celui qui l’appelait. Cet informateur anonyme se manifestait assez régulièrement donnant à Tan Ubin des faits qui s’étaient toujours révélés exacts. Parfois, il l’appelait au bureau, parfois chez lui. Tan se doutait un peu de l’origine de ces « fuites ». Mais, n’en avait soufflé mot à personne, sauf à sa femme Sakra. Il valait mieux qu’on ignore ce genre de choses. En tout cas, son mystérieux correspondant était remarquablement informé. L’article que Tan Ubin était en train de taper se rapportait justement à Tong Lim, commandé par la revue anglaise The Economist.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il d’un ton faussement indifférent.
— Vous devriez surveiller Mr. Lim ce soir, dit d’une voix égale l’informateur. Il doit rencontrer quelqu’un qui vous intéressera sûrement beaucoup. Mr. Lim quitte son bureau à 6 heures. Ensuite, il ira à ce rendez-vous. Good bye, Mr. Ubin.
Le bruit sec du récepteur raccroché fit vibrer désagréablement les oreilles du journaliste indien. Celui-ci repoussa sa chaise en arrière, et ôta ses lunettes, regardant la mer. Des centaines de navires étaient en permanence ancrés dans la rade. Le vent avait forci et la ligne d’horizon se perdait dans de lourds nuages gris. On voyait distinctement la colonne noirâtre d’une tornade s’approchant du port, venant de l’Indonésie. Il devait déjà pleuvoir sur Djakarta, à 400 kilomètres au sud, de l’autre côté de l’équateur. Là-bas, la mousson n’était pas encore finie.
Tan Ubin consulta sa montre : 4 heures et demie. Les bureaux fermaient à 5 heures et demie. Ceux de Tong Lim se trouvaient à moins de 300 mètres, sur Shanton Way, les deux derniers étages d’un building d’acier et de verre.
En cinq ans, Tong Lim, de simple employé des postes, était devenu un des businessmen les plus en vue du Sud-Est asiatique. Ses holdings contrôlaient des dizaines de sociétés à cheval entre Singapour, Kuala Lumpur, Djakarta et Hong Kong, et même, deux banques, à Hong Kong et à Brunei. On évaluait sa fortune à plus de 200 millions de dollars Singapour. Mais, même les initiés ne saisissaient pas totalement le mécanisme de sa réussite. Tong Lim était très discret. Tan Ubin, au cours de son enquête en vue de l’article commandé par The Economist s’était heurté à un souriant mur de silence, sans parvenir à étayer de vagues rumeurs qui prétendaient que la prospérité de Tong Lim était moins solide qu’il ne semblait.
Il n’avait pas réussi à interviewer directement le businessman chinois, on savait d’ailleurs peu de choses sur lui. Sinon que c’était un « Baba », un Chinois né à Singapour qui avait commencé sa vie dans l’administration des Postes. Maintenant, il conduisait une Rolls de 50 000 dollars et avait offert à sa fille unique, Margaret, une Mercedes de 30 000 dollars pour ses 21 ans. Certains avaient juré à Tan Ubin que Tong Lim, grâce à sa réussite était maintenant un « Kwon Lan », un haut dignitaire de la Triade, la plus ancienne des sociétés secrètes chinoises, encore puissante à Singapour et à Hong Kong.
Mais ce n’était que des on-dit.
Le reste de l’enquête s’était révélé tout aussi difficile. Le « Singapore Monitary Authorithy » ne savait rien des affaires de Tong Lim. Ou ne voulait rien dire. Le journaliste avait été reçu au ministère de l’Économie par un haut fonctionnaire qui lui avait fait comprendre d’une façon voilée qu’il était déplacé de mettre en doute la réussite d’un personnage qui symbolisait si bien la politique du Premier ministre, pouvant se résumer en trois mots : le culte du profit. On n’avait même pas voulu lui communiquer la liste des sociétés contrôlées par Tong Lim.
Le gouvernement de Mr. Lee Kuan Yew cultivait d’ailleurs le secret avec une affection particulière. Lors de la visite du Président des Philippines, la censure avait été jusqu’à interdire de révéler le nom des gens avec qui l’auguste visiteur avait joué au golf… Tan Ubin avait très vite compris que s’il insistait, il aurait des problèmes… Le gouvernement n’aimait les journalistes que soumis. La « Spécial Branch » du C.I.D.[1] chargé de la police politique ne torturait pas et n’assassinait pas, mais son efficacité était totale. La répression des « mauvaises pensées » arborait des formes légales ou para-légales à la fois féroces et feutrées. Tan Ubin connaissait un avocat, indien comme lui, qui avait eu l’imprudence de prendre la défense d’adversaires du « People Action Party », le parti de Mr. Lee Kuan Yew. Du jour au lendemain, il s’était mis à perdre toutes ses causes… Par un ami, il avait appris que les juges avaient reçu des instructions de très haut. Au bord de la ruine, il avait été obligé de s’exiler en Indonésie.
La démonstration la plus spectaculaire de ce contrôle absolu était la présence, chaque année, au défilé commémorant l’Indépendance, du contingent des « repentis politiques », en chemise rouge et pantalon bleu, chantant à pleine gorge les louanges du Premier ministre.
Une sirène hurla dans la rade, troublant les réflexions de Tan Ubin. Il hésitait. Son instinct lui disait que la réussite de Tong Lim n’avait pas la pureté du cristal de roche. Mais s’il apprenait quelque chose, il ne pourrait pas en faire état à Singapour. Même le donner à l’Economist était dangereux. Pourtant, il avait besoin d’argent. Pour faire plaisir à sa femme, Sakra, il avait acheté une vieille Morris. Or, le gouvernement venait d’augmenter la « road tax », la vignette, de 50 %, pour décourager les acheteurs de voiture.
Sakra serait déçue s’il vendait la voiture. C’était une Malaise épanouie et sensuelle, légèrement empâtée, dont l’idéal de vie consistait à se bourrer de nourriture épicée et à faire l’amour.