Le siège du « Criminal Investement Department » ressemblait à toutes les polices du monde. Un bâtiment vieillot aux murs jaunes de trois étages, aux fenêtres grillagées, qui faisait le coin de Robinson Road et de Hill Street. L’employée chinoise du desk, à l’entrée, examina la carte de Malko avec indifférence.
— Vous avez rendez-vous avec l’inspecteur principal Yun Cheng Tai ?
— C’est cela, dit Malko.
Le conseiller culturel de l’Ambassade U.S. – employé du chiffre de la C.I.A. – avait arrangé le rendez-vous. Présentant Malko sous sa couverture de représentant de Mony. À ce stade, les barbouzes singapouriennes devaient encore ignorer son appartenance à la C.I.A. Il fallait en profiter. Malko laissa son regard errer sur les hauts plafonds, les ventilateurs, la peinture écaillée. Pas gai. Un policier en uniforme vint le chercher et l’introduisit dans un bureau occupé par trois Chinois en bras de chemise, aux mains couvertes de graphiques. L’un d’eux, grassouillet et affable, les cheveux très courts, se leva pour serrer la main de Malko.
— Je suis heureux de pouvoir vous aider, dit-il avec l’accent zézayant des Chinois. Vous voulez des détails sur la mort de Mr Tan Ubin, je crois ?
— Right, dit Malko. Mr Ubin avait souscrit une police d’assurance à notre Compagnie et sa mort nous a paru étrange. Comme je faisais une tournée dans le Sud-Est asiatique, mon siège m’a demandé de me renseigner auprès des autorités locales. Est-il exact que Mr Ubin avait été dévoré par un crocodile sur le territoire de Singapour ?
Le policier chinois était en train de parcourir un dossier. Il leva la tête impassible.
— C’est tout à fait exact, sir. Et très regrettable. Un accident très rare.
— Que s’est-il passé ?
Le policier se rejeta en arrière dans son fauteuil.
— Nous n’avons pas pu reconstituer exactement les circonstances de l’accident. Il semble que la victime se soit arrêtée en bordure d’un marécage sur le territoire de la commune de Ponggool pour satisfaire un besoin naturel. Dans l’obscurité, elle n’aurait pas vu un crocodile tapi dans les hautes herbes. Celui-ci lui a happé le pied et l’a tiré dans le marécage où il l’a achevé, en lui broyant la tête.
— Mais il a dû crier ! objecta Malko.
Le policier secoua la tête.
— Il n’y avait personne à proximité. Cela a dû se passer très vite. La perte de sang massive l’a fait s’évanouir très vite… Mais il n’y a aucun doute, regardez.
Il tendit une photo à Malko qui réprima un frisson. On voyait sur le document une jambe sectionnée à mi-mollet, en lambeaux. Le reste du corps était caché. Malko rendit la photo et demanda :
— A-t-on retrouvé le crocodile ?
— Non, sir, avoua le Chinois d’un ton désolé, en dépit des battues qui ont duré plusieurs jours. Mais nous n’avons pu sonder tous les marécages. La population a été prévenue pour éviter d’autres accidents…
Malko resta silencieux un instant.
— Sait-on ce que faisait Mr Ubin à cet endroit ? C’est un peu éloigné du centre, n’est-ce pas ?
Le policier chinois rejeta sa tête en arrière pour rire.
— Nous ne surveillons pas les gens, s’esclaffa-t-il. Peut-être avait-il un rendez-vous. Beaucoup d’Indiens habitent à Ponggol. Il y a de très jolies filles.
Malko sentit qu’il n’en tirerait rien de plus. Il remercia et se fit raccompagner. Le soleil chauffait comme l’enfer. Il mit l’air conditionné dans la Datsun qui faisait un bruit de fin du monde. Il était de plus en plus perplexe.
Oui ou non, la mort de Tan Ubin était-elle naturelle ? Cela ne semblait faire aucun doute pour la police. Et de plus, un crocodile n’était pas une arme de crime très maniable. En attendant que Phil Scott émerge des vapeurs de l’opium, il avait envie d’aller voir celle qui avait contacté la C.I.A. au sujet du mystérieux Tong Lim.
Margaret, sa fille.
Chapitre V
— Miss Lim is coming, annonça la vieille amah avec un sourire édenté. Puis, elle s’éloigna à petits pas vers la véranda laissant Malko seul dans le hall, meublé de commodes chinoises.
La maison de Tong Lim ressemblait à une publicité pour l’époque coloniale anglaise. Le plancher en teck luisait de propreté, la peinture blanche des jalousies n’avait pas une écaille, les bananiers du jardin étaient taillés au millimètre. Elle se cachait au fond d’une allée sinueuse donnant sur Tanglin Road, mais au-delà on n’entendait que le chant des oiseaux.
Il y eut un glissement imperceptible sur le plancher. Malko se retourna. Une jeune Chinoise vêtue d’un chemisier blanc et d’une jupe plissée venait de surgir d’une tenture derrière lui. Son visage boutonneux et rond aux yeux tellement bridés qu’ils en étaient presque invisibles exprimait une surprise polie. Elle tenait à la main la carte de Malko.
— Mr Linge ? I am Margaret Lim.
Il s’était bien gardé de téléphoner, comptant sur l’effet de surprise. Il lui adressa son sourire le plus enjôleur.
— Je suis très heureux de vous rencontrer, dit-il. Je suis journaliste et je prépare un grand article sur votre père…
Au mot de journaliste, le visage rond, s’était durci et le sourire avait disparu. Margaret Lim fit quelques pas en direction de la véranda qui entourait la maison et où étaient pendues plusieurs cages à oiseaux. Elle eut un rire gêné.
— Mais, ce n’est pas moi qu’il faut venir voir, c’est mon père. Il sera sûrement heureux de vous voir.
Elle était si naturelle que Malko s’y laissa prendre, plein d’espoir.
— Il est à son bureau ?
Margaret Lim eut un rire poli et embarrassé.
— Je ne sais pas vraiment. Mon père a beaucoup d’affaires, il n’est pas toujours au même endroit. Mais là-bas ils vous diront…
Sournoisement, elle s’éloignait de plus en plus, pour forcer Malko à sortir du hall. Ce dernier fit semblant de ne pas s’en apercevoir.
— Miss Lim, demanda-t-il, je cherche votre père depuis une semaine. En vain. Pouvez-vous me dire où il se trouve ?
Il y eut un silence interminable. Puis Margaret Lim battit rapidement des paupières, choquée d’une question aussi directe et balbutia :
— Mais je ne sais pas, je ne suis pas toujours là, je travaille, je crois que…
— Il y a combien de temps que vous ne l’avez pas vu, continua Malko. Une heure, une semaine, un mois ?
Margaret Lim rit. Le rire gêné de l’Asie.
— Je ne pourrai pas vous dire. Quelques jours peut-être. Mais cela n’a rien d’étonnant. Au bureau, ils vont vous…
Elle mentait si visiblement que c’en était gênant.
— Miss Lim, dit Malko, je suis venu des U.S.A. spécialement pour voir votre père. J’aimerais que vous m’aidiez.
La jeune Chinoise changea brusquement d’attitude.
— Oh, je suis désolée ! Je vais essayer de vous aider. Je ne savais pas que vous veniez de si loin. Voulez-vous déjeuner avec moi ? Je vous parlerai de mon père.
— Avec plaisir, dit Malko, surpris par ce revirement inattendu.
Enfin un « break ». Mais aussitôt, il fut noyé dans un flot de paroles. Margaret s’était assise en face de lui dans un grand fauteuil d’osier et lui débitait un flot d’informations touristiques… Un vrai message publicitaire.
Elle s’interrompit pour donner des ordres en malais à l’amah qui avait resurgi. Trente secondes plus tard, une Mercedes grise stoppa devant le perron. Margaret Lim sauta sur ses pieds.
— Je vous emmène. Le chauffeur vous ramènera prendre votre voiture.
Ils s’installèrent à l’arrière et la Mercedes s’ébranla doucement dans Ridley Park.