Mr Lim semblait faire partie de cette vie souterraine qu’il commençait à deviner.
— Comment savez-vous que Tong Lim est à Singapour ? demanda-t-il.
Phil Scott eut un sourire en coin.
— Vous pouvez me croire sur parole.
— Où ?
Les yeux bleus de Phil Scott s’emplirent d’une joie malsaine.
— Ne soyez pas naïf ! Ce ne sont pas des choses que l’on affiche. Mais cela peut se savoir. Avec de l’argent.
Phil Scott écrasa sa cigarette dans le cendrier.
— Pour qui travaillez-vous ? Votre truc de journaliste, c’est bidon. Vous n’avez pas l’air d’un flingueur, mais je ne voudrais pas commettre d’erreur et me retrouver coupé en petits morceaux. Ils ont le sens de la famille développé, les Chinois.
— Je ne veux aucun mal à Lim, affirma Malko. Je veux seulement lui parler. Il a essayé récemment de contacter des gens que je connais.
— Canon ?
— Si vous voulez, dit Malko. Disons que c’est John Canon.
— Je n’aime pas beaucoup ces histoires, fit l’Australien. Avec les Singapouriens, il faut faire attention où on met les pieds. Il y a deux ans, vos petits copains ont essayé de noyauter la « Spécial Branch ». Ça n’a pas plu. Ils ont coincé le gars et l’ont mis au trou… Ça a coûté 3 millions de dollars pour le faire sortir… Comme ils n’en paieraient pas 3 000 pour moi…
— Ne soyez pas si pessimiste, dit Malko.
Sans qu’aucun des deux aient prononcé le nom de la C.I.A., ils savaient parfaitement à quoi s’en tenir. Malko essayait de jauger Phil Scott. L’Australien pouvait ne rien savoir du tout, n’être qu’un mythomane tropical en quête de quelques dollars pour satisfaire les petits vices qui lui maintenaient la tête hors de l’eau.
La secrétaire frappa et passa son imposante poitrine par la porte.
— Sir, Mr Lhoo voudrait vous voir.
Phil Scott consulta une énorme Seiko pleine de cadrans et d’aiguilles qui devait indiquer même les marées et dit :
— J’ai des trucs à voir avec ce type. Ça risque d’être long. Ensuite, je vais à Djakarta. Mais je vais m’occuper du problème. Seulement il me faut une garantie. Quelque chose comme 50 000 dollars.
— C’est beaucoup d’argent, remarqua Malko.
— Des dollars Singapore… se hâta de préciser Phil Scott. Vous m’en donnez la moitié avant. Personne ne vous aidera pour Lim en dehors de moi. Les Indiens voudraient bien, mais ils ne savent rien et les Chinois savent, mais ils ne voudront pas. Moi, j’ai des contacts.
— Je vais voir, dit Malko. De toutes façons, je ne vous donnerai pas plus de 10 000 dollars maintenant.
L’Australien fit semblant d’hésiter puis laissa tomber avec un sourire :
— Vous êtes radin ! OK ! Si vous voulez que je bouge, portez le fric à Sani. En billets de 100. Elle est tous les jours à la piscine du Mandarin jusqu’à cinq heures.
Il se leva. Malko aperçut, en traversant l’autre bureau, un Chinois maigrelet, assez pauvrement vêtu, tassé sur une chaise.
C’était un monde bizarre, malsain, clandestin. Là il retrouvait l’Asie qu’il connaissait. Il dut attendre dans le grand hall orné d’une gigantesque sculpture de cuivre. Une averse tropicale tombait drue, obscurcissant le ciel sans rafraîchir l’atmosphère. Il prit la carte de Singapour dans son attaché-case et regarda où se trouvait Ponggol. Il voulait vérifier quelque chose qui le tracassait. Dix minutes plus tard il se traînait dans Serangoon Road au volant de la Datsun.
Là, Singapour ressemblait encore à Singapour. Un grouillement de petites boutiques, d’étalages à même le trottoir, de tri-pousses chevauchés par de vieux Chinois squelettiques, des restaurants de plein air. Il se demandait si la mort de Tan Ubin était liée à l’évaporation de Tong Lim. Et comment ?
La mâchoire claqua avec un bruit terrifiant. Engloutissant le gros oiseau. Malko réprima un frisson d’horreur. Il avait à peine eu le temps de voir la gueule s’ouvrir et se refermer. Le crocodile, qui venait de le happer en bougeant à peine le cou, était toujours aussi immobile.
Son voisin se rapprocha, et sa gueule s’ouvrit, resta ainsi, découvrant le palais sans langue, les dents irrégulières coupantes comme des rasoirs. Les yeux mi-clos, le saurien commença à attendre.
À côté de Malko, le jeune Chinois qui venait de jeter l’oiseau dans la fosse éclata d’un rire féroce et joyeux.
— Another one, Sir ? He is fast[8] !
— No, thank you, dit Malko.
Il fourra deux billets dans la main du Chinois qui s’éloigna. Un car plein de Japonais venait de quitter la « Crocodiles farm » et Malko restait seul. Fasciné par le grouillement au-dessous de lui. Le soleil tapait sur des dizaines de crocodiles empilés dans une fosse en ciment de 4 mètres sur 4 en partie remplie d’eau. Les sauriens étaient entassés comme des sardines, la plupart la gueule ouverte, tous semblant dormir. L’un d’eux avait la moitié du museau arraché. Aucun ne dépassait 1 m 50. La « ferme » se composait d’une demi-douzaine de fosses semblables et d’un atelier où on traitait sommairement les peaux. C’était celle qui se trouvait le plus près de Ponggol, là où on avait retrouvé le corps déchiqueté de Tan Ubin.
C’était facile de basculer dans la fosse, le muret ne dépassait pas un mètre. Maintenant que les sauriens avaient repris leur immobilité, on ne sentait plus le danger. Ce qui était encore plus terrifiant. C’était comme si il n’y avait jamais eu d’oiseau. Le Chinois, ses billets à la main, observait Malko. Ravi.
Une absence totale de sensibilité. Malko se dit soudain que pour un être humain cela aurait été la même chose. Si on tombait dans cette fosse, on était mort en quelques secondes. Comme dans une broyeuse. Il se tourna vers le Chinois, maîtrisant son dégoût.
— Il n’y a jamais eu d’accidents ?
L’autre secoua la tête.
— Never, Sir.
Voyant qu’il n’y avait plus de dollars à espérer, il repartit vers la tannerie. Malko sortit de la ferme, reprit sa voiture. La zone où on avait retrouvé le corps du journaliste commençait là. La petite route était bordée par une jungle clairsemée, alternant avec une sorte de marécage débouchant plus loin sur une rizière.
Malko s’approcha du marécage, parcourut cent mètres et descendit de voiture. Quelque chose le frappa aussitôt. Le bord était à pic, sans herbe. Un crocodile n’aurait pu attendre à fleur d’eau car il y avait trop de profondeur. Le temps de se hisser sur la berge, Tan Ubin l’aurait sûrement entendu… Au moment où il démarrait, il remarqua le Chinois de la ferme aux crocodiles qui était sorti sur la route pour l’observer. Il marcha jusqu’à la rizière où un paysan repiquait du riz.
— Il n’y a pas de crocodiles ici ?
Le Chinois le regarda avec des yeux ronds. Puis il étendit la main.
— Crocodiles, this way…
Il indiquait la ferme.
Malko insista.
— Here, no crocodiles ? No accident ?