L’autre rit et se replongea dans la rizière. Pas concerné. Songeur Malko retourna vers sa voiture.
La mort de Tan Ubin lui semblait de plus en plus étrange. Mais pourquoi la police de Singapore faisait-elle semblant de croire à un accident ?
Il repartit vers la ville. Décidé à tout pour éclaircir ce mystère. Soudain une irrésistible envie le poussa vers Ridley Park.
Malko s’arrêta derrière les deux voitures garées à côté du perron blanc, et écouta. Deux Mercedes. Il avait laissé la sienne sur Tanglin Road et était venu à pied par les allées désertes de Ridley Park. Mais la Rolls de Tong Lim n’était pas là. Le premier étage de la maison était éclairé, le bas plongé dans l’obscurité.
Il s’avança le long du perron pour faire le tour. Furieux contre lui-même. Derrière, il ne vit rien et revint sur ses pas.
Au moment où il revenait à la hauteur des deux voitures il y eut un craquement léger derrière lui. Il se retourna d’un bloc et son sang se figea.
Les yeux exorbités, les jambes écartées, penchée en avant. Margaret Lim braquait sur lui un parabellum qu’elle tenait à deux mains. Les dents serrées, le menton rentré. Prête à tirer.
Chapitre VI
Pendant une fraction de seconde, Malko ne vit plus que le trou noir du canon du parabellum braqué sur lui, l’estomac contracté, le cerveau vide. Il devinait plus qu’il ne le voyait, le doigt de Margaret Lim crispé sur la détente. S’imposant une immobilité absolue, il s’efforça de dire d’un ton calme :
— Je vous prie de m’excuser, je vous cherchais.
Margaret Lim mit plusieurs secondes avant de baisser son arme, les traits tirés vers le bas. Blême de peur. Une peur qui sembla à Malko mêlée de soulagement. Elle s’avança dans la lumière et demanda d’une voix dure :
— Que faisiez-vous derrière la maison ? Je vous ai vu.
Malko se dit qu’il était inutile de mentir. Sa « couverture » de journaliste lui permettait certaines licences…
— Je voulais vérifier si la Rolls de votre père ne se trouvait pas là.
Les yeux de Margaret Lim semblèrent foncer encore. Elle brandit le parabellum en direction de Malko.
— Mon père n’est pas ici… cria-t-elle d’une voix aiguë ! Laissez-le tranquille. Et partez !
Elle était dans un tel état de nerfs qu’elle était capable de tirer. Sagement Malko battit en retraite.
— Vous êtes certaine de ne pas savoir où est votre père ? répéta-t-il.
— Partez, répéta Margaret Lim de sa voix haut perchée. Elle resta là jusqu’à ce qu’il s’éloigne. En marchant dans l’allée sombre, Malko se dit que Margaret Lim était terrorisée. Sinon, elle ne se serait pas promenée la nuit dans son jardin avec un parabellum.
De qui avait-elle peur ?
— Ce Phil Scott, c’est un mythe… Il veut vous arnaquer, c’est tout.
John Canon jouait avec son stylo depuis cinq bonnes minutes. Sans se décider à signer le chèque de 10 000 dollars au porteur. Dans un geste familier, il tapota ses cheveux gris si épais et si raides qu’ils en paraissaient faux.
— Nous n’avons pas le choix, dit Malko. De toute façon, ça coûtera moins cher que le Viêt-nam…
— C’est un aventurier. Bonne famille, mais dévoyé. À Kuala-Lumpur il a été mêlé à une sale histoire de détournements de mineurs. Il s’en est sorti en payant la famille. C’est dangereux de le mêler à cette histoire. Il pourrait nous faire chanter…
— Écoutez, fit Malko, si vous connaissez quelqu’un d’autre qui puisse retrouver Tong Lim, dites-le-moi, mais je n’ai pas l’intention de m’installer à Singapour. Nous cherchons un informateur, pas un prix de vertu.
L’Américain ne répondit pas. Mais, à regret, il abaissa son stylo et tendit le chèque à Malko.
— Tenez, c’est un compte spécial sur la Bank of America. Ils ne vous poseront pas de questions. Espérons que cela ne servira pas à payer de l’opium et des filles à ce gars. Il est à la cote. Je le sais par sa banque. Il n’arrive même pas à payer son loyer.
— Il y a une histoire que nous ne soupçonnons pas autour de Lim, dit Malko. Il a peur pour sa vie. Et je trouve que les circonstances de la mort de Tan Ubin sont éminemment suspectes…
Il empocha le chèque. Avant de sortir du bureau, il se tourna vers John Canon, mi-figue, mi-raisin :
— Si on vous ramène mes restes dévorés par un crocodile, ne croyez pas que c’est un accident…
L’Américain s’arracha un sourire sans joie.
Un ange passa, dans un grand claquement de mâchoires. Malko avait encore dans les oreilles le claquement de celles qui avaient avalé l’oiseau à la « Crocodile Farm ».
Le maillot d’un jaune éblouissant ressortait sur la peau brune comme s’il était phosphorescent. Laissant à nu les longues cuisses fuselées, moulant les seins en poire découverts aux trois quarts par un soutien-gorge souple. Sani arborait toujours son étrange casque doré de cheveux laqués. Assise sur le plongeoir, une jambe pendante, l’autre repliée, elle lisait un magazine sous les regards admirateurs d’une douzaine d’Américains en bermudas multicolores. Seule attraction de l’enclave de béton recouverte d’herbe artificielle qui entourait la piscine du Mandarin, au cinquième étage de l’hôtel.
Le crissement des pas de Malko sur le ciment lui fit lever la tête. Elle sauta du plongeoir avec un geste gracieux qui fit trembler la chair ferme de ses seins, et vint vers Malko en souriant. Ainsi, elle semblait si pure, si innocente.
— Good morning ! dit-elle.
Le regard de Malko glissa malgré lui jusqu’à l’éblouissant triangle jaune qui cachait tout juste son mont de Vénus. Puis il remonta jusqu’aux yeux marrons.
— Vous êtes superbe, dit-il.
— Phil n’est pas là, dit-elle. Il est à Djakarta.
Malko sortit de la poche intérieure de sa veste d’alpaga une enveloppe marron cachetée.
— Ceci est pour lui.
Sani regarda l’enveloppe. De petites gouttes de sueur perlaient au-dessus de sa lèvre supérieure.
— Vous ne pouvez pas me l’apporter à la maison ce soir ? Ici, j’ai peur qu’on me la vole.
Elle restait en face de lui, infiniment désirable, un peu déhanchée. Comme si elle attendait quelque chose.
Son ton était aussi naturel que possible.
— D’accord, dit Malko.
— Je serai à la maison à partir de six heures, fit Sani. Si vous voulez dîner là, prévenez-moi, il faudra que j’aille au marché.
— Vous savez faire la cuisine aussi ?
Elle eut un sourire enfantin.
— J’aime manger. Je suis très gourmande.
Derrière Malko trépignait un Américain bedonnant qui désirait visiblement s’initier aux joies de la méthode audio-sensuelle. Dès que Malko l’eut laissée il se rua sur Sani. Celle-ci le précéda avec une grâce olympienne et distante jusqu’au petit bassin. Malko se retourna pour l’admirer. Ses longues jambes, ses reins cambrés et sa poitrine épanouie formaient un ensemble fabuleux.
Malko quitta à regret la piscine du Mandarin. Il n’était qu’à une centaine de mètres du « Chinese Emporium » où travaillait la veuve de Tan Ubin. Après sa promenade à Ponggol, il avait envie de bavarder un peu avec elle.
Les crocodiles empaillés alternaient avec les magnétophones japonais et les soieries made in China sur quatre étages. À travers la vitrine de la boutique Sony, il aperçut la silhouette charnue de la jeune veuve, enveloppée dans une blouse blanche, en train d’expliquer le fonctionnement d’un dictaphone à un client. Il attendit que celui-ci sortit de la boutique pour entrer. Sakra Ubin mit plusieurs secondes pour le reconnaître. Ses yeux foncèrent et elle demanda d’un ton sec :