— Comment saviez-vous où je travaillais ?
Elle avait l’air furieuse. Par l’échancrure de la blouse. Malko aperçut la naissance d’une poitrine qui n’avait rien à envier à celle de Sani.
Malko chercha son regard.
— Mrs Ubin, dit-il, j’ai découvert des éléments nouveaux concernant la mort de votre mari.
La jeune femme se figea, les traits tendus :
— Je ne veux plus penser à cela, cracha-t-elle. Je vous l’ai dit.
Je pense que votre mari n’est pas mort de mort naturelle… insista Malko. J’ai été à l’endroit où l’accident est supposé avoir eu lieu. Cela n’a pas pu se passer comme l’a dit la police.
Sakra Ubin recula jusqu’à une rangée de magnétophones. Une lueur affolée dans les yeux.
— Vous êtes fou ! Il a vraiment été tué par un crocodile, j’ai vu les photos.
— Il a été tué par un crocodile, compléta Malko, mais ce n’était pas un accident.
Elle respira profondément.
— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Il est mort.
Brusquement, il eut l’impression qu’elle allait lui dire quelque chose. Puis les épaisses lèvres violettes se serrèrent et elle se décolla de l’étagère.
— Laissez-moi, j’ai du travail.
— Vous ne savez vraiment rien, dit-il. Que faisait-il à Ponggol ? Qui allait-il voir ?
Sans répondre elle le poussa presque hors du magasin et s’enfuit dans l’arrière-boutique. Déçu, Malko se retrouva, dans Orchard Road, au milieu de la foule de touristes dégorgés par le Hilton et l’Intercontinental. Il n’avait rien à faire jusqu’à son rendez-vous avec Sani. Reprenant la Datsun, il regagna le Shangri-la et s’installa sur son balcon pour réfléchir. De là, Singapour ressemblait à un immense parc hérissé de trous de béton.
Dans cette ville en apparence si sage, il y avait un mystère. La mort de Tan Ubin était bizarre. Il avait l’impression que la police lui avait menti, que Margaret Lim mentait, que Sakra Ubin dissimulait quelque chose. Et que Tong Lim était à portée de la main. Il était sûr qu’à un certain moment le businessman chinois avait voulu contacter la C.I.A. Pourquoi ? Et pourquoi se cachait-il ?
Malko revint à l’intérieur et s’absorba un moment devant la photo panoramique de son château, songeant aux prochains embellissements qu’il allait y apporter. Il avait en vue un lot de tapis persans qui réchaufferaient merveilleusement sa réception. Étant donné la hausse constante des prix, il avait intérêt à acheter le plus vite possible. Malheureusement, il s’était déjà endetté jusqu’au cou pour finir sa toiture. Il restait tant à faire. De plus on était en plein hiver et la chaudière à mazout donnait des signes de faiblesse. Ça lui coûtait moins cher de passer l’hiver à Pattaya que de la refaire. Il était comme les malheureux Noirs qui vendaient leur sang pour vivre. Lui vendait sa vie à la C.I.A. à tempérament.
Le téléphone dérangea ses réflexions amères.
— Mr Linge, fit la voix de la standardiste, un appel de Djakarta. En P.C.V. De la part de Mr Scott.
L’Australien ne perdait pas le nord.
— Je l’accepte, dit Malko, amusé et agacé.
La voix ironique de Phil Scott lui parvint au milieu d’un bruit de fond effroyable.
— Ici, il pleut des cordes, annonça-t-il, c’est encore la mousson. On se noie si on sort de l’hôtel…
— Si je veux la météo, coupa Malko, je peux acheter le « Straits Time ».
L’Australien eut un ricanement enroué.
— Même pas ! Lee Kuan Yew interdit qu’on dise que le temps est mauvais sur Singapore. Il a supprimé la mousson par décret et les derniers moustiques se cachent depuis qu’il les a interdits… Bon. Cessons de déconner. Sani m’a dit que vous lui aviez apporté le petit cadeau. De mon côté, je me suis renseigné sur la personne que vous cherchez. J’ai quelqu’un qui peut vous la retrouver.
— Qui ?
Le rire domina les parasites.
— Ne soyez pas si pressé. Sani vous dira ce soir quand elle aura ouvert l’enveloppe.
— Vous ne revenez pas ?
— Pas tout de suite. O.K. Je ne veux pas vous ruiner. À bientôt. Et faites attention…
Malko sentit que ce n’étaient pas des mots en l’air.
— Vous voulez dire qu’il vaut mieux être armé ? suggéra-t-il.
Le ricanement de l’Australien domina le bruit des parasites.
— À votre place, c’est une idée que j’abandonnerai… Ici, c’est quinze ans ferme si on vous pique avec un flingue et la potence si vous avez tiré avec. Même en l’air…
L’appareil raccroché, Malko resta songeur. Après ce qu’il venait d’apprendre, l’attitude de Margaret Lim était encore plus insolite.
Avant de sortir de la chambre, il contempla son pistolet extra-plat rangé dans son attaché-case. Il l’aurait bien emporté.
Sani portait un pantalon qui dissimulait ses jambes fuselées et un pull de soie mauve qui moulait sa poitrine comme un gant. La table était déjà mise, par terre à même la natte de Batik où ils avaient fait l’amour. Elle prit l’enveloppe, l’ouvrit, compta soigneusement les billets, assise en tailleur, avec l’application d’une écolière. Puis elle posa sur Malko son étrange regard mort et montra des dents nacrées en un sourire mécanique.
— C’est très bien, dit-elle. Je vous ai préparé de la cuisine malaise. J’espère que vous aimerez…
Elle se leva, disparut avec les billets et revint avec un plat fumant. Une légère odeur d’encens flottait dans la petite pièce. Malko observait la jeune Tamil, dont les gestes gracieux renforçaient la sensualité animale. Elle venait d’apporter du riz au curry mélangé à des morceaux de poulet et à des bouts de viande, avec une insolite salade au gingembre. Malko avait faim et ils dévorèrent sans parler. Sani mangeait presque gloutonnement avec application. Elle desservit, et revint s’asseoir en face de Malko.
— Vous voulez fumer ? J’ai un peu de chaudie.
Son ton était aussi normal que si elle avait proposé du thé.
— Non, merci, dit Malko.
— C’est dommage que Phil ne soit pas là.
Maintenant, elle semblait étrangement détachée, assise dans la position du lotus devant lui.
— J’aurais voulu être danseuse, dit-elle soudain. Mais il faut être riche pour cela !
— Vous gagnez bien votre vie, remarqua Malko.
Elle haussa les épaules.
— Oui, pas mal, mais Phil a besoin de beaucoup d’argent.
Elle énonçait le fait avec un naturel parfait. Il en fut suffoqué.
— Mais pourquoi l’entretenez-vous ? Il est en âge de travailler.
— Il ne gagne pas assez, dit-elle. Et puis il n’a pas de chance. Parfois, il est très malade. Il doit s’arrêter pendant des semaines. Il a des amibes. Alors, il a besoin de moi.
Une lueur ravie passa sur son visage mort. Pour changer de conversation, Malko demanda :
— Pourquoi cette laque sur vos cheveux ?
Sani caressa ses mèches figées.
— C’est joli, n’est-ce pas ? J’avais les cheveux, très longs, jusque-là, mais tout le monde ici, a les cheveux longs et noirs… J’aurais voulu être blonde.
— Sani, dit Malko avec sincérité, même en brune, vous êtes superbe…
— Merci, dit-elle.
Mais il sentit que le compliment ne la touchait pas vraiment. Il regarda sa montre. Onze heures moins le quart.
— Phil m’a dit que vous auriez un message pour moi.