— Ah oui, c’est vrai ! Elle sourit et récita d’un trait :
— Vous devez aller entre onze heures et demie et minuit dans Bugis Street. Mettez la veste verte que vous aviez il y a deux jours au Raffles. Quelqu’un vous abordera de la part de Linda. Suivez-le.
— Linda, qui est-ce ?
Sani secoua la tête.
— Je ne la connais pas. Une Chinoise.
Elle bâilla. Il se leva. Il avait tout juste le temps. Sani se drapa dans un sarong et l’accompagna à travers le jardin, pieds nus. Au moment de la quitter, Malko l’attira contre lui. Elle se laissa faire.
— Good night, dit-elle.
Elle s’enfuit en courant. Probablement pour penser à l’aise à Phil Scott qui ne l’aimait pas et qui l’exploitait mais qui portait tous ses espoirs. Malko regarda les étoiles et se demanda ce qu’il allait trouver dans Bugis Street.
Sur la gauche de Orchard Road, un terrain vague avait surgi en une journée. Tout un bloc de vieilles maisons balayées au bulldozer. Malko le dépassa, ébloui par les lampes à acétylène d’un parking transformé, comme tous les jours, en restaurant en plein air, avec des dizaines de stands. Là, on mangeait de la délicieuse nourriture chinoise pour 3 ou 4 dollars…
Il continua, descendant presque jusqu’à la mer, tournant à gauche dans Victoria Street qui s’enfonçait à travers Chinatown. Tout était sombre, les rideaux de fer tirés. Après un demi-mille, il aperçut enfin un îlot de vie. Les lampes à acétylène de dizaine d’éventaires brillaient dans la nuit, occupant presque tout l’espace d’une rue étroite coupant Victoria Street à angle droit : Bugis Street.
Malko gara sa Datsun dans Victoria, derrière une rangée de tri-shaws et partit à pied, se mêlant aux dizaines de touristes baguenaudant à la recherche de sensations. Bugis Street était le rendez-vous des travestis, une des traditions de Singapore. Dès la nuit tombée, tous les petits restaurants installaient leurs tables sur la chaussée, ne laissant qu’un étroit passage pour les passants. Les étrangers, de jeunes Chinois, des filles et tout ce qui restait de la faune de Chinatown. Malko se fraya un passage, happé par les garçons des innombrables restaurants.
Soudain, il réalisa qu’il manquait quelque chose à Bugis Street. Le seul bruit était le chuintement des innombrables lampes à acétylène éclairant les éventaires. Les conducteurs de pousses, au lieu de hurler comme à Hong Kong, à Bangkok ou à Djakarta, faisaient timidement résonner leur sonnette. Les garçons des restaurants gesticulaient en murmurant, les marchands attendaient sagement les clients. Malko éprouvait une curieuse sensation d’irréel. Comme si un gigantesque couvercle de sagesse avait été mis sur Singapore. Plus de moustiques, plus de mousson, plus de bruit.
Il s’arrêta au carrefour de Bugis et de Liang Seah. Les tables de bois des restaurants en plein air se rejoignaient presque au milieu. Occupées par des groupes de touristes. Dans l’ombre, quelques Chinois lapaient discrètement leur soupe devant les façades obscures des vieilles maisons lézardées. Malko sentit tout à coup un frôlement. Il tourna la tête et vit un visage blanchâtre de Pierrot, des yeux outrageusement maquillés, des lèvres rouges ouvertes dans un sourire commercial. Puis la robe chinoise moulante fendue très haut jusqu’en haut des cuisses, les hauts talons et les jambes gainées de noir en dépit de la chaleur. La créature demeura appuyée quelques instants contre lui, puis, d’une démarche dansante, s’enfonça dans la ruelle sombre voisine, après un regard appuyé à Malko.
Un travesti.
Tous les soirs, ils traînaient à la recherche de proies consentantes, scandinaves ou anglo-saxonnes, pour la plus grande joie des restaurants, qui voyaient monter leur chiffre d’affaires. Jadis les prostitués mâles et femelles, grouillaient dans les rues étroites de Chinatown. La poigne de fer de Lee Kuan Yew avait finalement repoussé et contenu le stupre dans ce dernier îlot, toléré par le « vice squad » du C.I.D. qui par ailleurs, allait jusqu’à bannir Playboy de Singapore. Malko reprit son vagabondage. Qui était la mystérieuse Linda et pourquoi lui avait-on donné rendez-vous dans cet étrange endroit ? Un autre travesti, avec un turban et un ensemble blanc, le frôla, s’accrocha quelques secondes à son bras, lui offrant des voluptés tarifées en mauvais anglais.
Devant lui, un pousse-pousse fit tinter sa clochette. Malko leva les yeux, sur ses gardes. Il ignorait qui allait le contacter.
Soudain, il vit une lueur inattendue dans le regard du vieux coolie : la peur. Celui-ci fixait un point derrière Malko. Ce dernier se retourna d’un bloc, l’estomac contracté.
Un jeune Chinois en maillot de corps, au visage aigu et dur, le bras droit brandi, serrant dans sa main droite une boule brunâtre de la grosseur d’une pomme, lui faisait face. Au moment où Malko se retournait, il la jeta dans sa direction. Malko plongea vers un éventaire de mini-cassettes à côté de lui.
La boule brunâtre le frôla, explosant en plein visage d’une jeune touriste, qui se trouvait à un mètre derrière lui. Il y eut un bruit mat de verre brisé et aussitôt, un hurlement inhumain. Du coin de l’œil, Malko vit la jeune femme crisper ses doigts sur son visage qui semblait tout à coup fumer, se plier en deux, folle de douleur, hurlant sans interruption. En une fraction de seconde, il devina ce qu’il y avait dans la boule. De l’acide.
Il se redressa, tous ses muscles bandés. La scène n’avait pas duré plus de dix secondes. La foule compacte autour de lui l’empêchait de courir. Pas un policier en vue et il n’avait pas d’arme. Le jeune Chinois qui avait lancé la boule d’acide plongea la main dans une sorte de besace. La femme hurlait toujours au milieu d’un cercle horrifié. Malko vit soudain deux autres Chinois qui s’avançaient sur la gauche brandissant chacun une boule brune. Tendus, repliés comme des fauves. D’un seul élan, ils lancèrent chacun leur projectile.
Il avait eu le temps de saisir une des tables en bois et de la brandir devant lui. Les deux boules s’écrasèrent sur ce bouclier improvisé, éclaboussant le marchand de mini-cassettes qui se mit à crier. Deux autres jeunes Chinois surgirent entre les tables du restaurant, eux aussi brandissant des boules d’acide. L’un d’eux cria quelque chose en chinois et ce fut la débandade. Les marchands ambulants s’égayant dans tous les sens. Un garçon de restaurant lâcha même son plateau et détala.
Cinq boules d’acide partirent en même temps. Malko ne sut jamais comment il les avait évitées.
Un homme entre deux âges – un Blanc – se tenait le visage à deux mains, assis à une table du restaurant. Atteint de plein fouet. Il se mit à crier d’une voix inhumaine. Malko saisit une chaise au passage et la brandit, interceptant encore un projectile. L’odeur âcre de l’acide sulfurique lui piquait les narines. Il ne restait plus auprès de lui que les blessés et quelques touristes figés de terreur. Maintenant les cinq Chinois s’avançaient en demi-cercle. Si une seule boule le frappait, il était défiguré à vie ou aveugle. Ou les deux. D’un bond désespéré, il sauta sur une table, bouscula d’une bourrade un Chinois qui s’interposait et détala à travers le restaurant en plein air, vers la ruelle où avait disparu le travesti. Une boule d’acide le frôla et explosa sur le genou enrobé de graisse d’une vieille Américaine qui regarda avec incrédulité sa chair se mettre à fumer avant de s’évanouir.
Malko avait pris quelques mètres d’avance sur les cinq Chinois.
Il glissa sur le pavé gluant de la ruelle, se rattrapa à un tri-shaw dont le conducteur, endormi entre ses brancards, se dressa avec un cri de terreur. Dix secondes plus tard, une boule d’acide destinée à Malko explosa contre sa poitrine décharnée. Son cri vrilla la ruelle tandis qu’il essayait de s’arracher les côtes avec ses ongles. Malko reprit sa course et stoppa brusquement : la ruelle était bloquée par un mur de gravats. Les bulldozers y avaient poussé les débris de plusieurs maisons. Il se retourna.