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— Ce n’est pas beaucoup.

Le silence retomba. Dans un coin, on avait étendu la fille blessée dont la jambe droite ruisselait de sang. Elle était livide, les lèvres serrées, mais ne se plaignait pas. Linda s’approcha et lui dit quelques mots à voix basse. Malko se demandait où il était tombé. Décidément, Phil Scott avait d’étranges relations. Il observa les filles autour de lui. Aucune ne dépassait vingt ans. Sauf peut-être Linda. Elles avaient des traits durs, blasés. Plusieurs portaient, glissé dans leur ceinture un petit poinçon triangulaire.

Linda l’observait, elle aussi.

— Venez, dit-elle.

Il s’approcha du bar. Une fille lui tendit un verre plein d’un liquide marron.

— Buvez, ordonna Linda.

Devant son hésitation, elle sourit.

— Ce n’est pas du poison, mais du vin chinois au ginseng. Cela va vous faire du bien. Vous avez eu peur. Vous sentez encore la peur…

Ce n’était pas une moquerie, simplement une constatation. Malko but. C’était amer et douceâtres à la fois. Une vraie potion. Son esprit recommençait à fonctionner.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

La Chinoise prit l’air instantanément sérieux.

— Vous avez eu de la chance. J’avais envoyé une fille vous chercher. Elle a entendu ces « Sam-Seng[11] » discuter entre eux. Ils vous cherchaient aussi. Mais il a fallu qu’elle revienne ici. Elle est revenue juste à temps.

Elle rit. Son rire était aussi déshumanisé qu’une crécelle. Malko regarda autour de lui.

— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-il. Où sommes-nous ?

— Nous sommes tout près de Bugis Street, expliqua Linda. Au milieu d’un bloc de maisons qu’on a fait évacuer. C’est mon « pang-keng[12] ». Nous payons ceux qui doivent les démolir pour qu’ils nous laissent en paix un peu de temps. Nous sommes tranquilles ici, nous pouvons nous réunir, et il y a dix sorties différentes…

— Mais ces travestis, à côté ?

De nouveau les dents de requin apparurent.

— Ils travaillent pour moi. Avant ils étaient beaucoup plus nombreux, mais ils se sont découragés, parce qu’il y avait de moins en moins de clients. Alors les commerçants de Bugis Street m’ont demandé si je pouvais leur procurer des travestis tous les soirs pour que les touristes étrangers continuent à venir. J’ai accepté. Chacun me donne quelques dollars par semaine. Nous recrutons les travestis et nous les payons un peu. Nous veillons à ce qu’il y en ait toujours dehors entre onze heures et deux heures. C’est difficile, parce qu’ils sont paresseux…

Malko n’en croyait pas ses oreilles. La « cage aux folles » avait une explication toute prosaïque. Mais tout cela ne le rapprochait pas de Tong Lim. Il commençait à faire de la claustrophobie dans cette cave à la chaleur poisseuse, encombrée de furies silencieuses. La musique chinoise s’était arrêtée.

— Qui sont ces gens qui m’ont attaqué ? demanda-t-il.

Une lueur de haine passa dans les yeux sans vie.

— Des voyous d’une société secrète.

Soudain, Malko se remémora un détail.

— L’un d’eux avait un curieux tatouage : un serpent enroulé sur le bras, dit-il, jusqu’à la main !

Linda poussa un jappement.

— Un serpent ! Mais alors, c’est le groupe 18 ! Je ne comprends pas. Ils ne viennent jamais par ici. Ils sont dans Joo Chiat Road, près de North Bridge Street. Vous êtes sûr d’avoir bien vu ?

— Sûr, dit Malko. Mais que signifient ces numéros ?

— Ici, à Singapore, expliqua la Chinoise, la plupart des sociétés secrètes portent des numéros : Il y a le gang 108, le 08, le 18, en souvenir de très vieilles traditions chinoises.

Malko n’avait plus l’impression d’être en 1976.

— Quel est le vôtre ? demanda-t-il.

Linda eut un sourire de défi.

— Nous n’avons pas de numéro. Nous sommes les Papillons. Regardez !

D’un geste gracieux, elle écarta le pan de sa robe fendue, dévoilant une cuisse charnue et l’amorce d’un slip de dentelle noir. À l’intérieur de la cuisse, presque à l’aine, Malko aperçut un insolite tatouage : un papillon multicolore de la taille d’une pièce de cinq francs. Linda laissa retomber le tissu.

— Nous portons toutes ce papillon, dit-elle fièrement. C’est notre signe de reconnaissance.

Elle appela l’une des furies et lui jeta une phrase en chinois. Docilement la fille releva sa jupe, dévoilant le même tatouage. Malko avait vu les « papillons » à l’œuvre. Ce n’était pas du folklore.

— Vous êtes nombreuses ? demanda-t-il.

Les lèvres épaisses se séparèrent en un sourire de défi.

— Plus nombreuses que la police ne le croit.

— Que faites-vous ? En dehors des travestis.

Brusquement le visage plat prit une expression d’une dureté incroyable. Presque sans desserrer ses grosses lèvres, Linda siffla :

— Est-ce que je vous demande pourquoi vous désirez retrouver Tong Lim ?

Elle se calma aussitôt, et posa sa longue main sur le bras de Malko. Mais ses yeux restaient de glace.

— Vous venez de la part d’un ami, dit-elle. Sinon, je n’aurais jamais accepté de vous rencontrer. Je ne parle jamais à des étrangers. Ils sont bêtes et croient tout savoir. Les Américains surtout. Vous n’êtes pas Américain ?

— Non, dit Malko. Autrichien.

Elle hocha la tête.

— Qu’est-ce que c’est ?

C’était trop long à lui expliquer.

— Pourquoi m’avez vous pris mon argent ? demanda-t-il.

— Mais nous vous avons sauvé ! fit Linda offusquée. Sans nous ces Sam-Seng vous auraient défiguré.

Elle demeura silencieuse, puis ajouta :

— Je voudrais savoir qui les a envoyés !

Malko aussi. Personne, à part Phil Scott et Sani, n’était au courant. Pourtant, les voyous l’attendaient. Il n’eut pas le temps de réfléchir.

Linda venait de glisser de son tabouret avec la rapidité et la fluidité d’un cobra.

— Venez, dit-elle. Je dois aller quelque part.

Une des furies avait déjà ouvert une porte basse au fond du bar. De nouveau, ce fut un couloir humide, puant, au sol glissant plein d’immondices. Escortés de trois « papillons », ils traversèrent une maison à demi-détruite, puis une ruelle déserte pour pénétrer dans un autre bloc de petites maisons. L’odeur était effroyable. Cette fois, ils montèrent un étroit escalier de bois. Un des « papillons » frappa à une porte qui s’ouvrit immédiatement.

Malko entendit de la musique « pop » et aperçut une silhouette qui s’agitait sur une estrade, dans la lumière rouge d’un projecteur. Linda se pencha à son oreille.

— Ici, vous êtes chez moi aussi. Nous parlerons après le show.

Chapitre VIII

La fille dansait sur place, sans trop se préoccuper de la musique, tortillant ses hanches grasses et faisant tressauter sa poitrine. Elle était totalement nue, à l’exception d’un bracelet à la cheville gauche.

À son visage rond et plat, Malko se dit qu’elle devait être malaise ou indonésienne. Ses traits épais de paysanne et son corps prématurément alourdi n’irradiaient pas beaucoup d’érotisme. Elle ramassa une banane posée à ses pieds, la frotta contre ses cuisses, puis entre ses seins et sur son visage, avec des gestes volontairement obscènes, puis commença à la peler, jetant la peau sur le premier rang de spectateurs. Maintenant que ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, Malko vit qu’il l’y avait que des étrangers, quelques couples âgés même, mais surtout des hommes seuls. Linda et lui se tenaient derrière eux, le long du bar. La salle était minuscule. En étendant la main, les premiers rangs pouvaient toucher la danseuse.

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11

Gangsters, en chinois.

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12

Dortoir ou quartier général.