L’Economist ne paierait pas l’article sur Lim plus de 500 dollars Singapour, même pas 200 dollars US. Sauf s’il découvrait quelque chose d’extraordinaire. Dans ce cas, il aurait un autre client. Tan Ubin arracha la feuille de la machine : il n’avait plus envie d’écrire. Sa voiture se trouvait au parking de Robina House, dans Shenton Way. À trente mètres des bureaux de Tong Lim.
— Joe, dit-il, je vais partir à 5 heures, tu fermeras le bureau.
Joe, son stagiaire, un jeune Chinois boutonneux qui sirotait du coca-cola dans un sac en plastique toute la journée, approuva d’un grognement résigné. Les Chinois de Singapour s’efforçaient d’être le plus discrets possible. Cachant leur succès. En un siècle, leur nombre était passé de 3 000 à 2 millions sur une population de 2 millions et demi, le reste étant des Malais et des Indiens. Mais la langue officielle était toujours le malais.
Ceux-ci avaient dû se résigner à un esclavage climatisé, le fait de se hisser à un poste de comptable constituant une réussite inouïe pour un Malais. Singapour était aussi chinois que Pékin, mais s’efforçait de le cacher avec une pudeur touchante.
Bien sûr le numéro Un de « Department of Intelligence Service » – la police politique – était indien. Pas par désir de partager le pouvoir, mais par prudence. Un Chinois, à ce poste, aurait pu être acheté par un des clans chinois, qui se partageaient Singapour.
De nouveau, le téléphone sonna. Tan Ubin prit l’appareil. C’était Sakra, sa femme.
— Je finis à 6 heures, annonça-t-elle, veux-tu que je te rejoigne ? Nous irons au marché ensemble.
À travers les vitres, Tan Ubin regarda le grand building jaune de Shenton Way.
— Je ne peux pas, je dois aller voir quelqu’un.
— Tu ne m’avais pas prévenue.
La voix de Sakra s’était tendue. Déçue. Son mari travaillait trop. Il ramenait souvent ses dossiers dans leur petit appartement moderne, de Havelock Road, presque au bord de la Singapore River, dans un quartier entièrement remodelé par le béton.
— Je ne savais pas, dit Tan Ubin. Très vite, il ajouta. Hong-Wu m’a appelé.
— Ah bon.
Sakra ne discuta pas. Elle connaissait l’importance de Hong-Wu.
— Je serai là vers 8 heures, dit Tan Ubin, peut-être avant.
— C’est vrai que c’est Hong-Wu, demanda soudain Sakra.
Tan sourit malgré lui.
— Oh, écoute !
Sakra était d’une jalousie terrifiante. Douée d’un tempérament généreux, elle n’entendait abandonner à aucune autre une seule parcelle de son mâle. Pour la calmer. Tan Ubin ajouta :
— Cette histoire peut nous rapporter mille dollars…
L’importance de la somme calma Sakra.
— Rentre vite, fit-elle avant de raccrocher.
Un des pieds nus du chauffeur de Tong Lim dépassait de la portière entrouverte de la Rolls-Royce bordeaux. Affalé sur le siège avant, il somnolait en attendant son maître, sans être dérangé par le flot de voitures qui défilait dans Shenton Way. Il ne prêtait visiblement aucune attention à la vieille Morris arrêtée en face, sur la bande réservée aux autobus.
Il était plus de 6 heures. La nuit tombait et Tan Ubin commençait à s’énerver.
Un bus klaxonna furieusement derrière lui et l’éblouit de ses phares.
Shenton Way était interdit au stationnement des deux côtés. Tan Ubin se dit que si un policier arrivait, il était bon pour une amende de 30 dollars. Cette perspective le découragea soudainement.
Il était idiot et tout cela ne rimait à rien. Si Tong Lim le surprenait en train de l’espionner, il serait furieux. Le Chinois était assez puissant pour briser la carrière de Tan Ubin. Il suffisait d’un coup de téléphone, pour que la direction de la Far Eastern Economical Review découvre qu’au fond, Tan Ubin n’était pas un journaliste digne d’elle… À cette idée, l’Indien fut pris d’une brutale angoisse. Après tout, même s’il vendait sa voiture, Sakra ne le quitterait pas.
Au moment où il tournait le contact, le chauffeur de la Rolls jaillit de la voiture et courut ouvrir la porte du building. Un Sikh enturbanné armé d’un énorme fusil apparut d’abord et jeta un regard farouche sur le trottoir. Suivi par un Chinois de petite taille qui, aussitôt, se dirigea vers la Rolls. Tan Ubin enregistra automatiquement tous les détails. Le crâne rasé et poli, les lunettes aux verres si épais qu’on aurait dit des loupes, l’épaisse moustache noire retombant des deux côtés de la bouche et les étranges sabots de bois. Tong Lim avait horreur des chaussures. Tel quel, il ressemblait à un Mongol qui serait passé sous un marteau-pilon et se serait tassé de moitié…
Il monta dans la Rolls bordeaux qui se mêla majestueusement à la circulation.
Instinctivement, Tan Ubin démarra derrière, coupant la circulation en diagonale. Heureusement, Shenton Way était en sens unique… Malgré tout, les battements de son cœur s’étaient accélérés. Comme si Tong Lim, enfoncé dans les sièges de cuir de sa Rolls, avait pu lire ses pensées.
La Rolls bordeaux tourna au bout de Shenton Way, dans Maxwell Road, puis de nouveau dans South Bridge Road, se dirigeant vers la Singapore River, à travers Chinatown, ou plutôt ce qu’il en restait. Tous les cinquante mètres s’ouvrait un terrain vague. Chinatown se battait contre les bulldozers. Pris d’une frénésie de démolition, le gouvernement de Lee Kuan Yew rasait systématiquement les vieilles demeures aux façades peinturlurées et lézardées, ornées de balcons encombrés pour regrouper leurs habitants dans des clapiers en béton de trente étages, dont les fenêtres se hérissaient aussitôt de perches à tendre le linge sans lesquelles un Chinois ne peut pas vivre.
Cela au nom de la salubrité et du progrès. Philosophes, les Chinois s’adaptaient tant bien que mal sans murmurer. Le moindre protestataire étant aussitôt soupçonné de communisme galopant et traité en conséquence.
Tan Ubin suivait toujours. Les deux voitures franchirent à 10 à l’heure le pont sur la rivière encombrée de jonques larges et plates comme des péniches. L’odeur qui s’élevait de l’eau noire comme du goudron aurait fait fuir même les putois les plus endurcis. L’Ordre Nouveau n’était pas encore venu jusque-là.
Tout de suite après le pont la Rolls tourna à gauche dans River Valley Road, remontant vers le nord, le quartier résidentiel, évitant Orchard Road, en sens unique vers le sud. Peu à peu la circulation se clairsemait, les buildings s’espaçaient. Sur Grange Road, Tan Ubin dut brûler un feu rouge pour ne pas se laisser distancer par la Rolls. Celle-ci fit sagement le tour du rond-point de Tanglin Road, enfila Tanglin Road, en plein cœur du quartier élégant de Singapour. Quand Tan Ubin vit le clignotant de la grosse voiture s’allumer, il éprouva une brusque déception. Tong Lim rentrait chez lui. La Rolls tourna à droite dans une allée appelée Ridley Park. Un des endroits les plus charmants de Singapour. Une vingtaine de demeures de style colonial anglais, soigneusement entretenues, essaimées dans la végétation luxuriante d’un parc tropical. Perplexe, Tan Ubin stoppa sur le bas-côté de Tanglin Road et coupa son moteur. Cette fois, Hong Wu semblait s’être trompé. Si Tong Lim avait un rendez-vous secret, ce n’était sûrement pas chez lui.
Il avait perdu une heure pour rien.
Tan Ubin consulta sa montre pour la dixième fois en cinq minutes. 8 heures et demie. Deux heures d’attente. La pluie venait de s’arrêter. L’Indien mourait de faim, mais dans Tanglin Road, il n’y avait pas le moindre restaurant. Il aurait fallu redescendre jusqu’à Orchard Road. Il était furieux contre lui-même. Cette attente ne rimait à rien. Sakra allait être furieuse.