Celle-ci commença une parodie de danse sensuelle, mimant un accouplement d’une façon extrêmement réaliste grâce au fruit épluché.
Étonnant dans une ville qui interdisait une exposition de blue-jeans comme attentatoire à la pudeur…
Un incident détourna soudain l’attention des spectateurs. Un cancrelat, gros comme un autobus, avait surgi d’une plinthe, peut-être guidé par une pulsion érotique, et traversait tranquillement la scène, presque sous les pieds de la danseuse. L’imprudent n’eut pas le temps de laisser libre cours à ses instincts lubriques. Sans cesser de s’enfoncer la banane dans le vagin, en mimant un plaisir hautement questionnable, la danseuse lui décocha un coup de talon précis qui le transforma en bouillie noirâtre.
Le premier rang ne respirait plus. Malko regarda Linda. La Chinoise discutait à voix basse avec le barman, comme si la scène avait été dans un autre monde.
La danseuse vint se planter au bord de la scène, le ventre en avant, l’extrémité de la banane sortant de son triangle noir. Elle se contorsionna, serra les dents et un tronçon de banane tomba sur le plancher de la scène, coupé par la seule force de ses muscles intérieurs.
Encore quelques notes de musique et un second tronçon apparut et tomba. Pour corser le spectacle, la danseuse le ramassa et le tendit à une grosse bonne femme qui en eut un hoquet de dégoût. Puis, hilare, elle « rendit » encore deux tronçons de banane, terminant son numéro de guillotine cochonne par un grand écart. La musique s’arrêta et, ravie, Linda souffla à l’oreille de Malko.
— Les étrangers aiment beaucoup. Ils paient 20 dollars chacun.
Ses yeux brillaient de la joie la plus pure. Elle ajouta :
— Je peux vous donner une fille qui fait la même chose, mais qui est très belle. Une Tamil.
Malko refusa poliment.
Après quelques secondes d’entracte, la musique avait repris et une nouvelle fille se trémoussait sur la scène, un stock de bananes toutes neuves à ses pieds.
— Parlons affaires, dit soudain Linda.
Elle s’était fait servir un coca-cola. À côté d’eux, la tronçonneuse s’était affalée sur un tabouret. Les trois « papillons » gardes de corps s’étaient réparties autour de la porte. Linda semblait analyser Malko. Faussement détachée, sa cuisse s’appuyant contre la sienne, ses grosses lèvres épaisses arboraient un vague sourire, elle jouait languissamment avec ses bagues : elle avait commencé sa danse de séduction.
Mais, quand elle clignait des yeux, on voyait passer des dollars. Linda n’était qu’une tirelire. Il se demanda si elle avait une vie sexuelle. Ou si elle se contentait de régner sur ses « papillons », ses travestis et son show porno.
Pour écarter toute équivoque, il se pencha sur elle.
— Phil Scott m’a dit que vous pourriez me conduire à Tong Lim, dit-il. Est-ce exact ?
Les yeux étaient redevenus sans vie, comme ceux d’un insecte.
— Pourquoi voulez-vous voir Tong Lim ? Si nous faisons une affaire, je dois le savoir. Mr Lim est un homme respecté et puissant. Vous êtes étranger, je ne vous ai jamais vu. Et vous êtes en danger. En grand danger.
Les coins de sa bouche épaisse s’étaient brusquement abaissés.
Malko demanda :
— À cause de l’attaque de ce soir ?
Linda s’intéressa quelques secondes d’un œil professionnel à la scène. Cette fois, la danseuse avait planté un stylo feutre dans son vagin. Accroupie au-dessus d’une feuille de papier, elle s’en servait pour adresser des messages obscènes aux spectateurs. Rassurée, Linda continua.
— Ils ne vous ont pas attaqué par hasard. Je connais les gens de ce gang. Ils ne touchent jamais aux étrangers. La police ne le permettrait pas. Ils protègent les tri-shaws et ils volent dans les docks.
— Pourquoi m’ont-ils attaqué alors ?
— On les a payés.
— L’acide, c’est courant ?
— Oh oui, fit Linda. Ils remplissent des ampoules électriques. D’habitude, ils s’en servent pour intimider ceux qui refusent leur protection. Vous, ils voulaient vous intimider aussi. Ils sont très méchants. Une fois, ils ont forcé une fille qui ne voulait pas payer à avaler ses excréments. Nous avons pris celui qui l’avait fait. On l’a laissé trois jours dans un tonneau avec des rats. Depuis, ils ont peur de nous.
Un bref éclair de joie avait illuminé ses yeux à l’évocation de ce souvenir touchant.
— Vous protégez les filles aussi ? demanda Malko.
Linda eut une moue amusée.
— Bien sûr, nous sommes la seule Société Secrète féminine. Alors, les filles préfèrent s’adresser à nous.
Ayant fini d’expédier ses messages personnels, la danseuse s’attaquait enfin aux bananes. Linda regarda soudain Malko avec méfiance.
— Les Sam-Seng du Gang 18 sont les indicateurs de la « Spécial Branch », dit-elle soudain. Ils leur vendent des communistes et la police les laisse opérer. Je me demande s’ils auraient fait une chose comme ce soir, sans que la « Spécial Branch » soit d’accord…
— Vous êtes sérieuse ? demanda Malko.
Linda secoua la tête.
— Je ne sais pas. Si j’étais sûre, je vous dirais de partir tout de suite. Je ne veux pas de problèmes avec la « Spécial Branch ».
Tout cela était bien étrange… À moins que Linda ne noircisse volontairement le tableau pour augmenter ses prix. Avec les Chinois on ne pouvait pas savoir. Malko sentait que Linda pouvait le mener à Lim. Ce n’était pas le moment de la faire changer d’avis. Une idée inquiétante le taraudait, reliée à ce que venait de dire Linda. Comment ceux qui l’avaient attaqué avaient-ils retrouvé sa trace ?
— Vous n’aurez pas de problèmes avec la police, affirma-t-il. Je suis journaliste et la « Spécial Branch » n’a rien à voir là-dedans.
Linda le fixa quelques secondes, sans expression, puis éclata d’un rire de crécelle, la main contre sa bouche. Si fort que des spectateurs furent distraits du numéro de la banane. Puis Linda se calma et dit d’une voix sèche :
— Vous mentez ! Vous n’êtes pas journaliste.
— Pourquoi ?
— Les journalistes sont pauvres, lâcha-t-elle d’un ton méprisant. Ils ne paient pas pour retrouver des gens.
Le barman se pencha soudain par-dessus le comptoir et tendit à Linda une liasse de billets qu’elle se mit à compter rapidement. Malko l’observa. Il la sentait à la fois appâtée, intriguée et effrayée par sa proposition. À la limite du refus. Elle savait qu’il mentait et avait peur de s’embarquer dans une histoire dont elle ne connaissait pas toutes les ramifications.
Les billets comptés, elle leva brusquement la tête.
— Combien me donnez-vous si je vous mène à Tong Lim ?
— 10 000 dollars Singapore, dit Malko.
La Chinoise cracha comme un chat en colère.
— Pas question ! Il faut au moins 100 000 dollars. En plus, je vous ai sauvé la vie ce soir.
Parce qu’un client mort était un client perdu…
Après dix minutes de tergiversations, ils tranchèrent pour 50 000 dont 10 000 le lendemain. Malko pensa à la tête de John Canon. L’argent de la C.I.A. filait comme de l’eau.
Linda se détendit. Malko voyait les rouages de son cerveau additionner le bénéfice possible de l’opération. Pour s’amuser, il laissa tomber.
— Vous devez être très riche, Linda.
La Chinoise prit l’air offusqué.
— Je n’ai rien. Je suis pauvre.
Soudain câline :
— Vous devriez m’offrir une jolie robe, en plus des 10 000 dollars.
— Et vous, dit Malko, que m’offrirez-vous ?
Il regretta aussitôt son imprudence. Linda le regardait comme si c’était de la crème Chantilly, ses lèvres épaisses retroussées en un sourire supposé sensuel.