— Si vous me donnez 1 000 dollars, dit-elle d’une voix câline, je ferai l’amour avec vous.
Elle croisa les jambes et sa robe s’ouvrit découvrant la cuisse plus haut que le papillon tatoué, jusqu’à la dentelle noire. Malko ne se laissa pas émouvoir. Linda devait être aussi sensuelle qu’une table de roulette.
— Vous gagnerez plus d’argent en me retrouvant Tong Lim, dit-il.
Linda n’insista pas. La jupe se referma. Pendant quelques secondes elle étudia Malko, comme pour chercher un autre moyen de lui soutirer de l’argent. Une autre « avaleuse » de banane était montée sur la scène.
— Ce sont des Indonésiennes ? dit-il.
Linda approuva de la tête.
— Oui. Il y a beaucoup de chômage à Djakarta. C’est pour cela que votre ami y est tout le temps. Il leur donne un peu d’argent pour les décider. Mais elles n’ont pas de papiers. La police les expulse. Il en faut tout le temps de nouvelles.
Malko regarda la malheureuse qui continuait à cracher ses tronçons de banane.
— Vous les payez bien ?
— Je les paie trop cher, gémit Linda. Je ne gagne presque rien.
Ses grosses lèvres s’étaient involontairement retroussées en un sourire gourmand. Linda devait être une redoutable mère maquerelle. Quant à Phil Scott, il était complet. Malko se demanda si lui et Linda n’avaient pas monté une combine vicieuse pour exploiter la C.I.A.
Une sonnerie stridente retentit tout à coup dans la boîte. Linda, sans bouger de son tabouret, poussa un cri d’alarme. La « tronçonneuse » interrompit instantanément son numéro, balaya d’un coup de pied les bouts de banane et sauta de l’estrade. Remplacée aussitôt par une autre Indonésienne, vêtue elle, d’un slip et d’un soutien-gorge en paillettes, qui commença à se trémousser au rythme de la musique.
Linda tourna vers Malko ses yeux de nouveau sans vie.
— C’est la police, n’ayez pas peur.
La porte du bouge s’ouvrit sur deux policiers chinois en uniforme bleu et casquette plate. Linda glissa de son tabouret et alla les accueillir. Il y eut une conversation très brève, ils balayèrent de leurs torches électriques les coins sombres, puis repartirent comme ils étaient venus. Linda revint vers Malko, l’air soucieux.
— C’est bizarre, remarqua-t-elle, ils ne viennent jamais si tard…
Une angoisse diffuse serra l’estomac de Malko. Cela finissait par faire beaucoup de faits étranges. Inquiétants. La curieuse mort de Tan Ubin, l’attitude étrange de la fille de Lim, l’attaque dont il avait été l’objet et maintenant l’inquiétude visible de Linda qui n’avait pourtant pas froid aux yeux. Comme si les autorités officielles de Singapour n’avaient pas voulu qu’il retrouve Tong Lim.
— J’ai faim, dit soudain Linda, venez, nous allons manger.
Ils se retrouvèrent dans une rue déserte et sombre au bout de laquelle on apercevait des lumières. Au passage, Malko nota le nom : Waterloo Street. Celle qui coupait et semblait encore animée à cette heure tardive était Albert Street, encombrée de camions et de tri-shaws. À 200 mètres de l’endroit où il avait été attaqué.
Ils la remontèrent au milieu des éventaires en train de plier, parvinrent à un petit restaurant dont les tables et la cuisine en plein air bloquaient la moitié de la rue.
— Venez, dit Linda, nous allons au premier.
Un énorme Chinois à la chemise couverte de taches de graisse se précipita vers Linda, essayant vainement de plier ses 200 kilos pour une courbette d’accueil. Il leur fraya un chemin entre les tables à grands coups de gueule. Ses petits yeux enfoncés dans la graisse soupesaient Malko, pleins de curiosité. On les installa au fond à une table presque propre. En face d’une cage contenant deux mainates.
Linda exhiba ses dents de requin.
— Fatty se demande qui vous êtes, il ne m’a jamais vue avec un étranger.
— Comment cela se fait-il ?
Linda lui lança un regard noir.
— Il n’y a que les putains qui sortent avec les étrangers. Si je ne faisais pas d’affaires avec vous, je ne serai pas là.
Linda plongeait ses baguettes dans la coquille du crabe avec l’acharnement d’un bourreau chinois décortiquant un supplicié. Ses yeux d’habitude sans vie luisaient de gourmandise.
— Fatty a le meilleur crabe farci de tout Singapour, dit-elle.
Elle en était à son troisième. Comme toute bonne Chinoise, Linda était gourmande comme une chatte. Ce devait être son seul vice. Malko la regardait s’empiffrer. Elle cracha par terre quelques bouts de coquilles, but un grand verre de thé, rota et dit d’une voix grave :
— Vous ne savez pas ce que c’est d’avoir faim. Moi, je suis née en Indonésie, à Bornéo, dans un village de Dayaks. En 1962, les Indonésiens, sur l’ordre du Gouvernement ont commencé à massacrer tous les Chinois. Parce que certains étaient communistes. Mes parents avaient une épicerie. Les villageois ont décapité ma mère avec un parang. Mon père a essayé de se sauver, ils lui ont planté une lance dans le dos. Il a couru en rond jusqu’à ce qu’il tombe. Alors on lui a tranché la tête aussi. J’avais un frère. Ils lui ont ouvert le ventre et l’ont bourré de terre puis ils l’ont jeté dans la rivière.
Elle débitait sa litanie d’horreurs en suçant ses pattes de crabe, d’une voix monocorde. Ils étaient tout seuls maintenant dans le restaurant.
— Et vous ? demanda Malko.
— J’ai pu me cacher. J’avais dix ans. Ils n’ont pas vraiment cherché. Ils ont pillé la boutique puis ils sont partis. Je me suis cachée pendant deux mois dans les rizières, je mangeais n’importe quoi, des racines, de l’herbe, des insectes, des fruits sauvages. Puis j’ai été recueillie par des paysans. Ils m’ont gardé un an. Ils me nourrissaient à peine, j’étais dans la rizière toute la journée, avec les sangsues et le soleil. Pour manger, j’étais obligée de voler les offrandes destinées aux dieux sur les autels, dans la jungle. Je me suis fait prendre une fois.
Elle releva la manche de sa robe, exhibant une longue cicatrice noirâtre.
— Ils m’ont brûlée avec un fer rouge.
Malko fixa les yeux noirs sans vie. Linda avait rabaissé sa manche et picorait les derniers morceaux de crabe farci. Elle releva la tête :
— Je me suis sauvée sur un bateau qui venait ici. Mais avant j’ai revu mon père. Ils vendaient sa tête, avec celles d’autres Chinois, aux touristes, à Sarawak, pour cent dollars. En disant que c’étaient des têtes de Japonais tués pendant la guerre. Je n’avais pas cent dollars, sinon, je l’aurais achetée.
Linda essuya avec une serviette en papier la graisse qui maculait ses lèvres épaisses et ajouta, avec une imperceptible ironie :
— Vous ne me demandez pas comment j’ai payé mon voyage… Ils étaient seulement 7. J’avais choisi exprès un petit bateau. Depuis je n’ai jamais laissé un homme me toucher sans payer très cher.
Avec une vitesse stupéfiante, elle lapa les leeches qu’on venait d’apporter et cracha par terre les peaux. Malko l’observait. En dépit de sa dureté, un charme étrange émanait du visage plat. Mais Linda ne pourrait jamais être comme les autres.
— Pourquoi me racontez-vous tout cela ? demanda Malko.
Sans le regarder, elle haussa légèrement les épaules.
— Je ne sais pas, dit-elle brièvement.
— Mais, insista-t-il, Linda, ce n’est pas votre vrai nom ?
Un sourire amer tordit la bouche épaisse.
— Non. Mais j’ai appris à oublier mon nom. Cela me fait trop mal quand j’y pense. Venez… J’ai encore beaucoup à faire ce soir.
Si Malko n’avait pas perdu sa veste, il aurait pu croire que rien ne s’était passé… Ils redescendirent au rez-de-chaussée. Quand Linda fit mine de payer, Fatty le repoussa avec horreur.