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Quand ils furent dehors, Linda expliqua :

— Je ne paie jamais Fatty, je le protège.

— Vous « protégez » beaucoup de gens, demanda Malko comme ils s’éloignaient dans Albert Street, maintenant déserte, à part quelques éventaires de fruits. Linda s’arrêta devant l’un d’eux où s’empilaient des fruits semblables à d’énormes artichauts. Une odeur douceâtre semblable à celle d’un fromage trop fait. Linda tomba en arrêt.

— Vous connaissez ?

Malko secoua la tête.

— Ce sont des heng-kee, expliqua Linda. Des fruits très recherchés parce que leur chair est aphrodisiaque. Les vieux Chinois riches les paient des fortunes, les réservent à l’avance. Mais ils sentent très mauvais. Si on en oublie un dans un réfrigérateur, il faut brûler la maison…

Ils reprirent leur marche et Malko continua :

— Vous avez beaucoup de clients ?

— Des filles surtout, précisa Linda. Mais je ne leur demande que de l’argent, je leur laisse leur dignité. Venez, je vais vous raccompagner à votre voiture. Qu’il ne vous arrive rien.

— Mais vous n’êtes même pas armée, remarqua Malko.

— Je n’ai pas besoin d’armes, coupa la Chinoise sèchement. Si les « 18 » m’attaquaient, aucun ne pourrait plus mettre les pieds dans Chinatown. Je lâcherais mes filles sur eux. Elles me sont dévouées jusqu’à la mort. Je suis leur seule famille. Ce sont toutes des épaves. Qui sont arrivées ici, sans papier, sans argent, sans famille. Des rescapées de l’Indonésie. Bientôt, il y en aura d’autres. En Malaisie, on commence à tuer des Chinois. Personne ne les aidera, fit-elle amèrement. Mr Lee Kuan Yew veut la paix. Il se bouchera les oreilles pour ne pas entendre leurs cris. Toute l’eau de Singapore vient de Johore…

Ils étaient arrivés devant la Datsun. À côté, il n’y avait plus qu’une rangée de tri-shaws, dont les conducteurs dormaient à la belle étoile. Malko ouvrit la portière.

— Je vous attendrai demain à 11 heures, au coin de Rochor Street et de Waterloo, dit Linda. Venez avec l’argent.

Elle le regarda démarrer puis se fondit dans l’obscurité. Malko accéléra dans Chinatown désert. Il ne mit pas plus de dix minutes pour remonter au Shangri-La. Revenu dans sa chambre climatisée, il prit une douche, but un grand verre de Perrier, et essaya de se détendre, appuyé au balcon. L’air de la nuit était tiède et parfumé. Le vent bruissait doucement dans les bambous géants du jardin.

Pourtant, un malaise diffus serrait l’estomac de Malko. Singapour commençait à ressembler à ces superbes fleurs tropicales au parfum entêtant qui attrapent et avalent ceux qui s’en approchent trop près.

Qui voulait tellement empêcher la C.I.A. d’entrer en contact avec Tong Lim ?

* * *

Toute la troisième page du Straits Time était occupée par le reportage de l’incident tragique de Bugis Street. Malko contempla avec horreur les photos des blessés. La jeune femme – une Australienne – qui avait reçu la première ampoule d’acide était entièrement défigurée et avait perdu l’usage des deux yeux. Deux autres touristes étaient gravement atteints au visage…

Il lut tout l’article sans trouver une seule mention de lui ou de l’intervention des « papillons » ni des trois voyous blessés. Il dut tourner la page pour trouver un récit de rixe où un membre de la Société Secrète « 18 » avait été poignardé à mort. Comme si les deux incidents n’étaient pas liés.

Quant à l’acide, le Straits Time affirmait que la police était intervenue immédiatement sans pouvoir arrêter les coupables. En encadré, il y avait l’interview du chef du Department « Sociétés Secrètes » du C.I.D. expliquant que les touristes ne devaient pas s’alarmer et qu’il s’agissait d’un incident de racket qui avait mal tourné. Il rappelait dans la foulée que les crimes des Sociétés Secrètes avaient baissé de 70 % depuis l’avènement de Lee Kuan Yew et que tous les voyous pris en flagrant délit étaient passibles de l’internement administratif pour une durée indéterminée…

Malko referma le journal avec une impression de malaise. C’était curieux qu’on ne parle pas de lui. On avait dû pourtant retrouver sa veste brûlée. Heureusement, il n’avait aucun papier dedans.

Des témoins avaient vu qu’il s’agissait d’une attaque dirigée contre un étranger et pas d’un règlement de comptes entre Chinois.

Il termina son breakfast et descendit prendre sa voiture. John Canon arrivait à son bureau très tôt. La circulation lui sembla étrangement fluide. En cinq minutes, il eut descendu Orchard Road. À mi-chemin, il passa, sans y prêter attention, sous un grand portique enjambant la rue annonçant en lettres énormes « Restricted circulation zone for all vehicles ». Des lettres de néon rouge précisaient « In Opération ».

Trente mètres plus loin, un policier en bleu s’avança et siffla Malko qui dut s’arrêter.

— Vous n’avez pas de « sticker », remarqua sévèrement le policier. Vous n’avez pas le droit de circuler.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? fit Malko suffoqué.

Le Chinois le regarda comme s’il tombait de la planète Mars.

— Vous ne savez pas qu’entre 7 h 30 et 10 h 30 il faut une autorisation pour pénétrer dans la zone « retricted ». Vous êtes passible d’une amende de 200 dollars…

Il tendit la contravention à Malko qui repartit, furieux. Ça, c’était de la démocratie ! Le péage dans le centre des villes. Voilà pourquoi il n’y avait presque pas de voitures ! Les gens attendaient 10 h 30 pour descendre en ville. Quand il se gara dans la cour de l’Ambassade américaine, sa colère n’était pas encore tombée.

Midi moins le quart. Toujours pas de Linda. Et aucun moyen de la joindre… Même si Malko parvenait à retrouver son Q.G. dans le magma de maisons en démolition, elle ne devait s’y trouver que la nuit. Il était furieux et frustré après le mal qu’il avait eu à obtenir un nouveau chèque de John Canon. L’Américain voyait dans tout cela une minable escroquerie au détriment des contribuables américains. À sa conviction et aux apparences, Malko n’avait à lui opposer que son intuition. Un bus démarra devant lui, l’enveloppant d’un épais nuage de gas-oil. Si épais qu’il distingua à peine le tri-shaw qui venait de s’arrêter à sa hauteur. Son squelettique conducteur actionna vigoureusement sa sonnette. Malko tourna la tête. Enfoncée dans le siège, Linda arborait de grosses lunettes noires qui tenaient difficilement sur son visage plat. Cette fois, elle était en pantalon noir. Elle fit signe à Malko de la rejoindre.

Il monta dans le tri-shaw qui s’ébranla aussitôt, tournant dans Rochor Street, vers la mer.

— Alors ? dit Malko.

Linda tourna vers lui ses lunettes noires.

— Je suis venue parce que vous êtes un ami de Mr Scott, dit-elle, mais j’ai décidé de refuser votre proposition.

Malko la fixa avec incrédulité. La liasse des 10 000 dollars gonflant sa poche. Qu’est-ce qui avait fait changer d’avis la machine à sous assise à côté de lui ? Seul un danger immédiat et brutal pouvait stopper Linda.

Un danger de mort.

Chapitre IX

Linda ôta ses lunettes. Ses yeux ressemblaient à deux boules de jade. Son menton tremblait légèrement, à cause des cahots du tri-shaw, qui se faufilait dans la rue encombrée de restaurants en plein air. Toujours bourrés. Les Chinois passent leur vie à manger. Au bout, on apercevait la mer grise, par-delà la zone d’aménagement de la Nicoll Highway.