À sa tension, Malko sentit que Linda ne faisait pas de surenchère. Même quand il sortit la grosse enveloppe brune contenant les dollars et la posa bien sur ses genoux, elle ne broncha pas.
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis, Linda ? demanda-t-il d’une voix aussi calme que possible.
Les yeux noirs sans vie ne le quittaient pas.
— Vous m’avez menti ! dit la Chinoise avec une violence contenue.
— Je vous ai menti ?
L’épaisse lèvre supérieure se retroussa sur les dents de requin. Au même moment, le tri-shaw fit un écart qui projeta Linda vers Malko. Comme si elle allait le mordre.
— Vous travaillez avec Ah You ! aboya-t-elle.
Elle avait prononcé le mot avec dégoût. Cette fois, Malko ne savait plus où il en était. Le pousse était arrivé au bout de la rue. Linda lui jeta un ordre et il fit docilement demi-tour.
— Qui est Ah You ? demanda Malko. Je suis à Singapore depuis trois jours et je n’y avais pas mis les pieds depuis sept ans.
Sa sincérité ne parut pas entamer la conviction de la Chinoise qui insista, d’une voix furieuse :
— Pourquoi prétendez-vous ne pas connaître Ah You ?
— Parce que c’est vrai. Qui est-ce ?
— Vous le savez très bien. Un Sam-Seng.
Le pousse s’était arrêté pour laisser décharger une cargaison de poissons-chats dans des seaux.
— Et pourquoi le connaîtrais-je ?
— Pourquoi ? Sa voix, bien que contenue avait viré à l’aigu. Parce qu’Ah You cherche Tong Lim pour le tuer. Quelqu’un de sa bande m’a dit qu’il devait toucher 20 000 dollars pour cela.
— Vous travaillez pour lui. Tout ce que vous avez fait hier soir, c’était une comédie pour me mettre en confiance. Ils ont seulement fait semblant de vous attaquer. D’ailleurs, je ne comprenais pas comment vous aviez pu leur échapper…
— Mais vous êtes folle, Linda ! protesta Malko. Vous savez bien qu’il y a eu des blessés.
La Chinoise secoua la tête.
— Des étrangers. Les hommes de Ah You s’en moquent. Elle cracha de colère. Vous avez failli m’avoir ! Je devrais vous prendre cet argent rien que pour cela. Si je n’avais pas des informateurs chez Ah You, je n’aurais rien su.
Le tri-shaw était revenu au coin de Waterloo et de Rochor. Linda mit pied à terre et se tourna vers Malko.
— Ne cherchez jamais à me retrouver. Sinon, ce sont mes filles qui vous jetteront de l’acide.
Fou de rage, Malko sauta à terre et lui mit de force l’enveloppe dans les mains. Tentant un ultime coup.
— Jamais je n’ai rencontré Ah You, dit-il. Jamais. Prenez cet argent. Il vous appartient. Mais vous auriez pu en gagner cinq fois plus.
Le contact des billets à travers l’enveloppe sembla tout à coup amollir Linda. Elle resta immobile, sans s’éloigner du tri-shaw. Pensive. Puis une lueur passa brusquement dans son regard.
— Très bien, dit-elle, si vous pouvez me prouver que vous ne connaissez pas Ah You, je vous croirai.
— Mais comment ?
La Chinoise eut un sourire dangereux.
— C’est simple. Vous allez le voir. S’il vous reconnaît, c’est que vous vous serez moqué de moi… Dans ce cas, je me vengerai…
— Mais vous savez où le trouver ?
— Oui. Tous les jours, il déjeune dans un restaurant de Hokkein Street, dans Chinatown… Il y est maintenant.
Quelque chose tracassait Malko.
— Mais vous ne pouvez pas venir avec moi, objecta-t-il. Cet Ah You vous connaît.
Linda le fixait avec un air venimeux.
— C’est très juste, dit-elle d’une voix trop douce. Aussi, voici ce que nous allons faire. Je connais un membre de la bande d’Ah You. Il sera dans le restaurant. Il verra si Ah You vous connaît. Si vous m’avez menti, mes filles vous attendront dehors. Et elles ne vous rateront pas. Alors, vous acceptez ?
Malko hésita. Il fallait être Chinois pour inventer une combinaison aussi tortueuse… Quel piège cela cachait-il ? Mais s’il refusait, il perdait la seule piste pouvant le conduire à Tong Lim. Et il était sûr de ne pas connaître Ah You…
— J’accepte, dit-il.
Linda remonta dans le tri-shaw et lui jeta un ordre. Il pesa sur ses pédales et ils partirent dans Waterloo Street.
— J’espère pour vous que vous n’avez pas menti, dit Linda.
Elle avait gardé l’enveloppe aux billets qu’elle fit disparaître dans son sac.
Le vieux coolie appuyait sur ses pédales, indifférent à leur discussion.
Ils venaient de tourner dans Pétain Street. Là, des buildings de trente étages remplaçaient peu à peu les vieilles maisons. Le tri-shaw s’engagea dans une ruelle qui s’ouvrait sur la droite, avec une espèce de petit café, des tables en plein air. Des dizaines de cages à oiseaux étaient suspendues à des fils de fer au-dessus des tables. Le vacarme était assourdissant. Il y avait de tout : des merles, des mainates, des perroquets, des toucans et des perruches, des colibris et des oiseaux de toutes les couleurs, inconnus de Malko. La froide Linda jurait avec cet environnement bucolique.
— Que se passe-t-il, ici ? demanda Malko.
— Le « bird-singing », expliqua la Chinoise. Ceux qui ont des oiseaux chanteurs se réunissent ici pour faire des concours, acheter ou vendre. Attendez-moi.
Elle sauta du pousse et Malko la vit aborder un Chinois assis au-dessous d’un énorme toucan. Le spectacle était étonnant. Certains des oiseaux avaient les yeux crevés pour qu’ils chantent mieux. Toutes les cages étaient merveilleusement briquées. Déjà, Linda revenait vers le pousse, tandis que le propriétaire du toucan décrochait sa cage et s’éloignait. Linda demeura silencieuse jusqu’à ce qu’ils aient rejoint Waterloo Street. Avant que Malko descende reprendre sa voiture, elle se tourna vers lui.
— C’était un homme de Ah You, un ancien qui n’est plus actif. C’est lui qui me renseigne. Il va prévenir son ami qui sera dans le restaurant. Vous ne pouvez pas vous tromper. C’est le seul de Hokkien Street. Allez-y. Ensuite, revenez. Je vous attendrai ici…
Malko chercha à se remémorer le visage de l’homme au toucan.
— Vous êtes sûre de cet informateur ? demanda-t-il. Il ne va pas nous trahir ?
Linda secoua la tête :
— Je lui fournis des filles qu’il n’aurait jamais les moyens de se payer. Et j’ai empêché la sienne de devenir putain.
— Comment vais-je reconnaître Ah You ? demanda Malko.
Linda montra ses crocs de requin :
— C’est peut être lui qui vous reconnaîtra… Vous savez bien qu’il est aussi gros que Fatty…
— Quelle est sa principale activité ?
— Il s’occupe des mauvais créanciers, dit Linda à contrecœur. Il a beaucoup de relations. Des hommes d’affaires qui n’arrivent pas à récupérer leurs dettes. Alors les hommes d’Ah You cassent les bras, font boire de l’acide, violent les femmes pour les déshonorer. Ou tuent.
— Et la police…
— La police ! Linda ricana. Si vous connaissez Ah You, vous le savez. Ah You leur sert d’indicateur. Pour les gangs qui font le trafic de stupéfiants ou les communistes. Alors, on le laisse tranquille.
À chaque pas de son enquête, Malko retombait sur la police de Singapour. Linda s’éloigna et il remonta dans la Datsun. Automatiquement, il prit la direction de la « Singapore River ». Le plus facile était évidemment de s’arrêter à Hill Street, à l’ambassade U.S. Et de ne pas se risquer dans Hokkien Street où un nouveau piège mortel l’attendait peut-être.
Mais il enfila sans ralentir South Bridge Road et tourna à gauche dans l’étroite Hokkien Street.