L’estomac un peu serré, Malko gara la Datsun à l’entrée de Hokkien Street. Il n’y avait pas de trottoir. Seulement, des emplacements marqués à la peinture blanche pour le stationnement. Il avait à peine mis pied à terre qu’une contractuelle se rua sur lui pour lui faire payer ses 50 cents. Avec son chapeau de paille dont les bords étaient rabattus sur les côtés comme des œillères de cheval, ce qui lui ôtait toute vision latérale, et lui donnait une curieuse allure… Singapour en fourmillait. Actives comme des insectes et incorruptibles. Il se dirigea vers le restaurant décrit par Linda. Il ne pouvait pas se tromper. Il n’y en avait qu’un avec une porte et une vitrine. Les autres étaient des stands en plein air où on mangeait la cuisine des pauvres.
Il poussa la porte et reçut une bouffée d’odeur de cuisine. Le restaurant était plein. Uniquement des Chinois à des tables rondes. Les murs de faïence blanche ne payaient pas de mine.
Malko s’avança jusqu’au fond. Un de ceux qui déjeunaient là était un espion de Linda. L’ami de l’homme de Pétain Street. Il parcourut la salle des yeux et vit Ah You.
Ce ne pouvait être que lui, d’après la description de Linda. Un énorme Chinois en maillot de corps, débordant de sa chaise, les cheveux tombant dans les yeux presque invisibles à cause de la graisse, mais certainement très jeune. Il lapait sa soupe à grandes cuillerées, l’entrecoupant de poignées de nouilles chinoises. Cinq autres Chinois se trouvaient à sa table. Ils mangeaient tous en silence.
Le garçon s’approcha de Malko et lui proposa une table où il y avait déjà deux Chinois.
Il s’assit. Il n’y avait pas de menu. On lui apporta très vite une soupière de soupe aux abats, un plat de porc frit et des crevettes qui baignaient dans une sauce étrange, à base d’huîtres. Ah You – si c’était lui – ne s’était pas interrompu de manger. De temps en temps, il jetait un bref coup d’œil à Malko, mais ce dernier était le seul étranger dans le restaurant. Malgré tout, il dut se forcer pour avaler. Tandis qu’il mangeait, plusieurs clients se levèrent et sortirent. Parmi eux, il y avait peut-être l’informateur de Linda…
Malko souhaita qu’il n’ait pas mal interprété la curiosité légitime de Ah You.
Le Chinois devait peser 150 kg. Un monstre. Il s’empiffrait avec la régularité d’un aspirateur, avalant des litres de thé. Malko était tellement absorbé par ses pensées qu’il remarqua à peine qu’on lui avait apporté l’addition. 15 dollars. C’était hors de prix, mais il n’avait vraiment pas envie de discuter. Il se leva, dans un état second. La main sur la poignée de la porte, il hésita, regardant l’extérieur. Hokkien Street grouillait d’animation. Les « Papillons » pouvaient être partout. Se répétant qu’il n’avait rien à craindre, il sortit, tous ses muscles bandés.
Il y avait une contravention sur son pare-brise… Mais pas le moindre « Papillon ». Il en fut tellement soulagé qu’il démarra sans attendre la contractuelle qui resta médusée devant un tel manque de sens civique… Malko avait déjà rejoint South Bridge Road et fonçait vers Waterloo Road, à l’autre bout de Chinatown, retrouver Linda.
Avant d’arriver au croisement de Albert Street, il l’aperçut. À l’expression de son visage, il comprit qu’elle savait déjà.
Elle monta dans la Datsun, et dit aussitôt :
— C’est bien, vous n’aviez pas menti.
Cela n’avait pas l’air de la satisfaire entièrement. Tout à coup, elle demanda :
— Pour qui travaillez-vous ? Vous n’êtes pas journaliste.
Malko ne répondit pas. La règle d’or était de ne jamais prononcer le nom de la C.I.A. Mais une fille comme Linda ne se contenterait pas de faux-fuyants. Il trouva un biais.
— Linda, vous avez confiance en Phil Scott ? Moi, je ne peux rien vous dire, mais demandez-lui. Il rentre demain de Djakarta. Il sait pour qui je travaille.
Ils arrivaient dans Albert Street.
— Arrêtez-vous là, dit Linda. Dès que je saurai où est Tong Lim, je vous enverrai une fille qui portera mon signe. Le Papillon. Vous ferez ce qu’elle vous dira. Faites attention. Ne revenez pas dans Chinatown le soir. Vous êtes en danger. Et ne suivez personne d’autre.
Malko repartit aussitôt. L’affaire Lim prenait des proportions étranges. Qui pouvait chercher Lim pour le tuer ? Et pourquoi. Maintenant il était sûr qu’il était important pour la « Company » de retrouver le businessman chinois disparu.
Avant que d’autres ne mettent la main sur lui.
John Canon avait de lourdes poches sous les yeux et les traits tirés. Visiblement, il devait faire un effort gigantesque pour se concentrer sur ce que lui disait Malko. Ce dernier s’aperçut de sa nervosité.
— Quelque chose qui ne va pas ?
L’Américain se rejeta en arrière dans son fauteuil, le visage dans ses mains.
— Ann, dit-il. Elle a encore une de ses dépressions… Quand je suis parti ce matin, ça allait mieux. Puis, elle vient de me téléphoner qu’elle se faisait hospitaliser.
Malko demeura silencieux. Il ne pouvait pas aider John Canon. Ce dernier reprit le dossier devant lui et dit :
— Je ne comprends rien à cette affaire Tong Lim. Nous n’avons eu aucun feed-back par nos informateurs habituels.
— Pourtant, remarqua Malko, quelqu’un lui en veut assez pour avoir mis sa tête à prix.
John Canon semblait perplexe.
— C’est peut-être un obscur règlement de comptes à la Chinoise. Lim peut avoir escroqué un associé vindicatif. Ou déshonoré une famille en couchant avec la fille. Ici, il faut s’attendre à tout. Un jour, un type s’est suicidé parce que le merle qu’il avait payé une fortune a refusé de chanter le jour du concours…
Malko regardait à travers les jalousies dorées, le soleil se reflétait sur les dragons de céramique de la Chambre de Commerce chinoise.
— C’est une coïncidence troublante, remarqua-t-il. Que Lim disparaisse après avoir tenté d’entrer en contact avec vous…
— Il est peut-être mort, remarqua John Canon.
— Je ne pense pas, dit Malko, sinon on ne m’aurait pas attaqué pour me décourager de voir Lim.
— Très juste, fit l’Américain d’un air absent.
— Le Gouvernement de Singapore doit bien avoir une idée au sujet de l’histoire Lim, suggéra Malko.
John Canon eut une moue dubitative.
— Possible, pas certain. De toute façon, ils ne nous diront rien. Ont horreur qu’on mette le nez dans leurs affaires. Surtout quand un Chinois est en cause.
Malko continuait à réfléchir. Un point l’intriguait. Qui éclaircirait un certain nombre de choses.
— Pouvez-vous savoir l’étendue des affaires de Lim ?
— Je peux essayer. Que cherchez-vous ?
— Je veux savoir s’il possède des intérêts dans une ferme de crocodiles, dit Malko.
— OK, fit l’Américain. Je vous appelle dans la journée à votre hôtel. Faites attention, je n’aime pas l’histoire d’hier soir. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose. Surtout, ne vous amusez pas à vous balader avec un flingue. Même l’ambassadeur ne pourrait pas vous sortir de cabane. Ils sont paranoïaques là-dessus.
— Je ne prendrai qu’un lance-pierres, promit Malko, mais j’ai bien envie de m’acheter une armure…
John Canon s’efforça sans succès de rire. Dès que Malko fut sorti, il tira une flasque de whisky de son bureau et but au goulot. Il se foutait de Lim. Il se foutait de la C.I.A. Sa femme était à moitié folle à cause du Viêt-nam. Lui n’arrivait pas à tout oublier. Le DC3 qui s’était abîmé dans la mer de Chine, c’était lui qui avait conseillé au pilote de décoller de Saigon… Alors, un Chinois de plus ou de moins… Il lui restait un an à tirer à Singapour. Ensuite, il regagnait Langley et formerait des espions à la chaîne.