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Il s’immobilisa devant la porte de teck massif et sonna. Un peu étonné de ne voir aucune lumière. Au bout de cinq minutes, n’ayant aucune réaction, il insista, fit le tour de la maison sans rien voir, puis revint vers la porte principale et tendit l’oreille. On n’entendait que les grillons et les crapauds-buffles.

Machinalement, il appuya sur le battant de la porte : elle n’était pas fermée. Il pénétra dans le hall et aussitôt, une odeur insolite frappa ses narines. Comme si un rôti brûlait à la cuisine. Oppressé par le silence et ce qu’il pressentait, il appela.

— Margaret !

Pas de réponse. Il tendit l’oreille puis s’avança sur les premières marches de l’escalier, sur ses gardes. Margaret avait rendez-vous avec lui. Qu’elle ait laissé la porte ouverte, passe encore. Mais pourquoi ne répondait-elle pas ?

Il devait bien y avoir une domestique… Il partit vers la cuisine et poussa la porte. Il eut l’impression de se vider de son sang en une seconde. Une masse sombre était étendue sur le carrelage. Son premier réflexe fut d’allumer. L’amah qu’il avait vue la première fois était recroquevillée sur elle-même, une large tache de sang dans le dos. Malko se pencha et toucha sa joue : encore tiède. La mort ne remontait pas à plus de trente minutes. Il se redressa les oreilles bourdonnantes. Son pistolet se trouvait au Shangri-la. Ceux qui avaient tué l’amah étaient venus pour Margaret Lim.

Son cerveau fonctionnait à toute vitesse. John Canon n’était pas chez lui, il y était passé. Quelque chose le retenait d’appeler la police. Le téléphone lui donna une idée. Doucement, il décrocha, après avoir fermé la porte de la cuisine, composa le numéro du Shangri-la, et demanda sa chambre.

La voix de l’Australien éclata dans son oreille. Agacée.

— C’est moi, fit Malko.

Rapidement, il lui dit ce qui se passait. Où il se trouvait. Lui expliqua où se trouvait son pistolet.

— Prenez-le, dit-il, et venez vite.

Phil Scott ne montra pas un enthousiasme fabuleux.

— J’arrive, dit-il avec mauvaise grâce, mais n’espérez pas que je vais me servir de ce truc.

Malko raccrocha et regagna le hall. Un gémissement qui venait du premier étage le cloua sur place, le cœur dans la gorge. Margaret ! Il regarda le trou noir de l’escalier. Impossible d’attendre Phil Scott. Il prit une chaise et la tenant devant lui, s’engagea dans l’escalier, tous ses muscles tendus.

Heureusement, il avait peu de chances de se trouver en face d’armes à feu. Mais il y avait l’acide et le reste. Parvenu au palier du premier, il écouta le silence. Un craquement de planches derrière lui le fit se retourner d’un bloc. Il aperçut une ombre accroupie contre la cloison. Puis, la tache plus sombre d’une porte ouverte. Il devina plus qu’il ne vit dans la pénombre, deux ombres la franchir, se déplaçant sans bruit. Sûrement nu-pieds.

Sans lâcher sa chaise, Malko chercha à tâtons un commutateur, le trouva et appuya dessus. La lumière jaillit. Pendant une fraction de seconde, il aperçut trois Chinois très jeunes, mal habillés, les pupilles noires dilatées, hâves. Tous les trois serraient dans leur poing des sortes de poinçons triangulaires. Évitant Malko, ils se ruèrent en même temps vers l’escalier. De toutes ses forces, il jeta sa chaise en avant. Elle heurta le dernier des jeunes Chinois sur la nuque. Il boula dans l’escalier, couina et finalement parvint à se redresser. En quelques secondes, ils eurent disparu.

À quoi bon les poursuivre ! Se retournant, il franchit la porte par où ils étaient sortis et s’arrêta aussitôt le cœur sur les lèvres, au bord de la nausée. L’odeur de brûlé était insupportable. Il trouva le commutateur et alluma. Regrettant immédiatement de l’avoir fait.

Margaret Lim était étendue au milieu de la pièce, presque entièrement déshabillée. On s’était acharné sur elle avec une férocité incroyable. De ses yeux crevés, le sang et l’humeur avaient coulé sur tout son visage. La bretelle d’un soutien-gorge rose sortait de sa bouche, employé comme bâillon improvisé. Des blessures profondes causées par les poinçons maculaient son corps.

Le morceau de bois enflammé qu’on avait enfoncé dans son vagin saillait encore entre ses jambes. Les poils avaient brûlé, révélant la peau livide, pleine de cloques. La plante de ses pieds n’avait pas été épargnée. On l’avait brûlée avec des morceaux de journaux roulés en torches, dont les restes étaient encore sur le plancher. Malko eut un brusque hoquet et vomit.

Il dut s’appuyer au mur pour reprendre le contrôle de lui-même. Le bruit qu’il avait entendu était le dernier râle de Margaret Lim. On la torturait encore tandis qu’il téléphonait.

Un bruit de voiture le fit se précipiter à la fenêtre. Il dévala l’escalier quatre à quatre. Phil Scott jaillit d’une vieille Datsun. Malko aperçut la silhouette de Sani à l’intérieur. En voyant la tête de Malko, l’Australien changea de couleur.

— Il y a du grabuge ? dit-il à voix basse.

— Pire que cela ! Venez.

Faisant signe à Sani de rester dans la voiture, Scott suivit Malko. Dans la chambre, l’Australien examina le corps un long moment sans dire un mot. Ses yeux avaient encore pâli.

— Ils devaient l’attendre quand elle est rentrée.

Malko préféra ne pas penser à l’agonie interminable et atroce de Margaret Lim. Mais comment avait-on eu vent de son rendez-vous avec lui ? Elle avait dû prendre des précautions pour l’appeler.

Machinalement, Phil Scott frottait son bracelet de cuivre. Il secoua la tête.

— Décidément, il n’y a pas que vous à la recherche du vieux Lim.

Chapitre X

L’odeur de chair brûlée et de viscères soulevait le cœur de Malko. Il réprima une nouvelle nausée. C’était dangereux et inutile de s’attarder.

— Ne restons pas ici, dit-il.

La vue du cadavre de Margaret Lim lui était insupportable. Parce qu’il aurait peut-être pu la sauver. La sauvagerie de ce crime le révoltait. Le parabellum n’avait pas servi à la Chinoise… Phil Scott et lui redescendirent l’escalier en silence, regagnèrent la voiture.

— Ça va faire du bruit, soupira l’Australien en se remettant au volant.

Il était si nerveux qu’il cala et jura. Fouillant dans sa ceinture, il en tira le pistolet extra-plat qu’il jeta sur les genoux de Malko.

— Gardez cette saleté.

À l’arrière, Sani ne disait pas un mot. Son ensemble blanc ressortait dans la pénombre.

— Merde, j’ai faim, dit tout à coup Phil Scott en émergeant de l’allée sombre dans Tanglin Road.

Malko n’avait plus envie de dîner. Mais il était temps de prévenir l’Australien de l’attaque de Bugis Street.

Une question l’obsédait. Margaret Lim avait-elle appris à ses bourreaux où se trouvait son père ?

Phil Scott dévalait maintenant Orchard Road à toute allure. En face du Hilton, il tourna à gauche et gara la voiture devant un grand building où une enseigne au néon annonçait Peking Restaurant.

Au premier étage, ils atterrirent dans un gigantesque restaurant. Une chanteuse chinoise juchée sur une estrade roucoulait une chanson aux sonorités aiguës pour un parterre de connaisseurs.

Ils s’installèrent à la table la plus éloignée de la chanteuse. À peine arrivé, en sus du canard laqué, Phil Scott commanda une bouteille de cognac qui surgit une minute plus tard.

L’Australien se versa un plein verre de Gaston de Lagrange et le but pratiquement d’un trait. Malko remarqua que ses mains tremblaient :

— Phil, dit Sani d’un ton de reproche, tu…

— Ta gueule, fit Scott.