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Les phares d’une voiture illuminèrent soudain Ridley Road. Tan Ubin se pencha en avant et grogna déçu. Ce n’était pas la Rolls.

Il en avait assez. Il mit le contact et alluma ses phares. Ceux-ci éclairèrent la voiture qui sortait de Ridley Park. Une Mercedes. Pendant une fraction de seconde, Tan Ubin aperçut des moustaches noires et un crâne chauve ! Tong Lim.

Un flot d’adrénaline envahit les artères de l’Indien. Jamais Tong Lim ne conduisait lui-même. La Face. La Mercedes était celle de sa fille. Il coupa Tanglin Road, et fila derrière, la rattrapa au rond-point. La voiture noire rejoignit Orchard Road, filant vers le centre. L’estomac serré, Tan aperçut au passage les lampes à acétylène des restaurants en plein air qui s’installaient tous les soirs sur un des parkings bordant Orchard. Au bout, la Mercedes tourna à gauche dans Serangoon Road, une grande artère qui s’enfonçait à travers les quartiers chinois et musulmans, vers l’est.

Ils franchirent le pont sur la Kallang River, sortant du centre de la ville comme pour aller à l’aéroport.

Mais à l’embranchement de Serangoon et de Me Pherson, la Mercedes s’engagea à gauche dans Upperserangoon Road, filant vers le village de Ponggol. Des lambeaux de jungle commençaient à apparaître entre les maisons. Cette partie de l’île n’avait pas encore été contaminée par le béton.

Il y avait de moins en moins de circulation. Ponggol Road, où ils se trouvaient maintenant, se terminait en impasse sur le bras de mer séparant Singapour de la Malaisie, serpentant entre deux pans de jungle coupées de mini-rizières. Les feux arrières de la Mercedes s’allumèrent soudain et Tan Ubin dut freiner précipitamment. La voiture s’arrêta presque pour tourner dans un petit chemin coupant à travers la jungle.

Tan Ubin la laissa prendre de l’avance puis s’y engagea à son tour. Trois cents mètres plus loin il aperçut la Mercedes. Feux éteints, elle était arrêtée le long d’un mur délimitant une propriété. Il stoppa à son tour et regarda autour de lui. On se serait cru à des centaines de kilomètres de Singapour. Les immenses troncs lisses des cocotiers émergeaient d’une jungle clairsemée, coupée d’espaces découverts. Ponggol était à un mile environ. À sa droite, un marécage ou une rizière bordait la route. Un crapaud-buffle croassa dans l’obscurité.

Tan Ubin attendit quelques instants puis partit à pied vers la Mercedes.

* * *

Derrière la Mercedes, il y avait une autre voiture, une Toyota 2000 bleue. Une petite porte s’ouvrait dans le mur surmonté de barbelés. Cela semblait une assez grande propriété qui devait s’étendre jusqu’à la route de Ponggol. Tan Ubin essaya la porte. Fermée. Il alla jusqu’au coin du mur et s’arrêta. À part les crapauds-buffles et quelques oiseaux de nuit, on n’entendait aucun bruit. Le vent soufflait dans les feuilles d’un grand cocotier avec un bruissement soyeux.

Que faisait le puissant Tong Lim dans cet endroit isolé ?

Déchiré, Tan Ubin hésitait sur la conduite à tenir. Il avait faim et était fatigué, mais sa curiosité était la plus forte. Cette Toyota 2000 bleue lui disait quelque chose. Il était presque certain d’en connaître le propriétaire. Et, Hong Wu, son informateur, ne l’avait jamais induit en erreur. Il pensa soudain à Sakra. Elle allait s’inquiéter. Il se dit avec logique que Tong Lim venait d’arriver, qu’il aurait le temps de la prévenir. Il courut jusqu’à sa voiture, y remonta et reprit la route de Ponggol. Tout au bout, là où la route se terminait, il y avait une cabine téléphonique.

* * *

Immobile dans l’ombre, Tan Ubin fixait le mur, hypnotisé. Comme tous les Indiens, il était plus intellectuel qu’homme d’action. Cela faisait dix minutes qu’il était revenu. Sakra était furieuse. Il avait dû tout lui dire.

Ce mur l’attirait irrésistiblement. S’il allait voir ce qui se passait de l’autre côté, il n’aurait pas à attendre, peut-être des heures, et Sakra ne dormirait pas lorsqu’il reviendrait. Il recula et, à grand-peine, se hissa le long d’un cocotier, qui dominait le mur.

Au bout d’un quart d’heure d’efforts, il parvint, essoufflé, à jeter un œil par-dessus le mur, distinguant la masse d’un hangar sans lumière du côté où il se trouvait, séparé d’un bâtiment où deux fenêtres brillaient au rez-de-chaussée. Il se dit que s’il parvenait à franchir ce mur, il pourrait se glisser jusqu’à la maison sans se faire remarquer et peut-être surprendre le mystérieux visiteur qui se trouvait avec Tong Lim. Vu du cocotier, cela semblait enfantin.

Il se laissa glisser le long du tronc rugueux et sauta à terre, grisé de sa propre audace ! Si Sakra le voyait ! Le cri d’une bête égorgée troua la chaleur moite de la nuit. On se serait cru en pleine jungle alors qu’on était à un mile d’une ville de deux millions d’habitants… Tan Ubin prit son élan et parvint à se hisser le long du mur. Puis il attrapa un des montants des barbelés et se hissa peu à peu au faîte du mur. En sueur, le cœur cognant dans sa poitrine. Il s’immobilisa, accroupi dans une position incommode, juste au-dessus de la porte scrutant l’obscurité.

Maintenant, il ne pouvait plus reculer. Il enjamba les barbelés avec précaution, pour ne pas déchirer son pantalon, banda ses muscles et se laissa tomber dans l’obscurité de l’autre côté du mur. Trois mètres plus bas. Le choc de l’arrivée secoua tous ses muscles et il se reçut tant bien que mal à quatre pattes. Heureusement sans perdre ses lunettes. Il se redressa aussitôt, le cœur battant, les yeux fixés sur les lumières.

Les deux ombres surgirent de l’obscurité avec une soudaineté telle que Tan Ubin poussa un cri. Il n’était plus qu’à un mètre de la fenêtre éclairée. L’un le ceintura, le soulevant du sol. L’autre lui attrapa les jambes. Il se débattit, sentit qu’on l’entraînait vers la porte, se dit qu’il allait être expulsé. L’un des deux jeta une interjection en chinois, langue qu’il ne comprenait pas. Il entendit un remue-ménage dans la maison, cria :

— Laissez-moi !

Au moment où il s’y attendait le moins, l’homme qui le ceinturait le lâcha, le poussant brutalement contre un muret de ciment dont l’arête meurtrit le ventre de l’Indien. Il n’eut pas le temps de reprendre son souffle. Son second adversaire, se baissa brusquement, l’empoigna par les chevilles et tira vers le haut. Déséquilibré, Tan Ubin bascula par-dessus le muret, les mains en avant, avec un cri de terreur.

Sa main droite dérapa sur quelque chose qui ressemblait à un rocher, tandis que l’autre s’agrippait à une surface rugueuse, qu’il n’identifia pas tout de suite. Ahuri, à quatre pattes il essaya de reprendre son souffle. Cette attaque brutale lui avait fait perdre toute sa belle assurance.

Soudain, la surface pleine d’aspérités sur laquelle il appuyait la main se déroba sous lui !

Au même moment, il y eut un bruit sec, brutal, tout près de lui, comme deux morceaux d’acier claquant l’un contre l’autre. Il n’eut pas le temps de se poser de question. Le sol bougeait sous lui, un grouillement silencieux et menaçant. Tan Ubin se redressa, glacé d’horreur, devant cette présence inconnue. Au moment où il s’accrochait au muret de ciment pour se hisser hors de la fosse, une douleur atroce lui perça la jambe, comme si on lui appliquait un fer rouge au milieu du mollet. Son hurlement troua le silence de la nuit, vrilla jusqu’à ce que ses poumons soient complètement vidés d’air.

Déséquilibré, il retomba en arrière. Sa main rencontra quelque chose de froid qui se déroba aussitôt.

Un autre fer rouge se referma sur son poignet gauche. Des dents aiguës s’enfoncèrent dans sa chair, le tirant, le cisaillant avec une force incroyable. La traction sur son poignet cessa d’un coup. Tandis qu’il éprouvait une sensation écœurante, bizarre, insensée. La tête lui tourna brusquement. Son poignet ne lui faisait plus mal, mais une brusque faiblesse le clouait au sol.