Médusés, les musiciens s’étaient arrêtés de jouer. La fille n’eut pas le temps d’intervenir. La masse de fonte venait de s’abattre sur le cercueil, écrasant les dragons de tulle, dispersant les couronnes et brisant le couvercle comme une noix, projetant des morceaux de planches dans toutes les directions. Un « Ho ! » d’horreur jaillit de tout Sago Street. Jamais on avait vu un tel sacrilège ! La plupart des badauds détournèrent les yeux pour ne pas voir ce pauvre cadavre profané. Les rares qui ne le firent pas aperçurent un spectacle inouï ! Des planches disjointes du cercueil, émergea un homme bien vivant. Habillé même, le visage maculé de sang, qui glissa à terre au milieu des couronnes, dans un cercle horrifié.
Aussitôt, l’attention de tous se concentra sur lui. D’une secousse brusque, l’engin avait reculé. Celui qui s’en était emparé avait sauté à terre. Rejoignant les deux autres. La fille à l’œil taché s’était ruée sur eux, accompagnée de ses deux hommes de main. Il y eut une brève bagarre, au bord du terrain vague, derrière les badauds. Confuse, féroce. Entre les cinq Chinois et la fille. À coups de chaînes, de poinçons, de pieds. Celui qui s’était emparé de l’engin, l’arcade sourcilière fendue, laissa deux de ses adversaires ensanglantés sur le sol. La Chinoise se rua sur lui, un poinçon à la main.
Lui aussi brandissait la même arme. La bagarre fut très brève. Puis le poinçon du Chinois s’enfonça profondément dans la cuisse de la fille, manquant le ventre de peu. Celui qui avait frappé le retira aussitôt et un jet de sang jaillit à un mètre. Aussitôt les trois Chinois partirent à toutes jambes à travers le terrain vague sans que personne songe à les poursuivre. La fille tituba quelques mètres avant de s’effondrer, les mains compressant sa cuisse, sans parvenir à arrêter le sang.
Dans Sago Street, le rescapé du cercueil avait été relevé par des mains secourables. Il s’appuyait au chariot, encore étourdi, au milieu d’un cercle de badauds.
L’opérateur de l’engin avait agi avec une précision fantastique, arrêtant la masse au niveau du couvercle. Sinon, son occupant aurait été transformé en bouillie.
Plusieurs femmes s’étaient accroupies autour de la blessée dans le terrain vague, essayant de stopper l’hémorragie. Quand elles virent qu’elles n’y parvenaient pas, elles s’éloignèrent en hâte, de peur que les mauvais génies de la mourante ne s’emparent d’elle…
Une voiture de police, appelée par téléphone, se frayait un chemin à grands coups de klaxon dans South Bridge Road. Les deux blessés s’étaient perdus dans la foule. La fille étendue dans le terrain vague eut un ultime spasme et mourut, vidée de son sang. Lentement, les musiciens se dispersèrent sur les tabourets du restaurant le plus proche et commandèrent à manger.
Ce qui arrivait ne les concernait que médiocrement.
Ils avaient été payés d’avance.
Le grand ventilateur tournait lentement au plafond, juste au-dessus de la tête de Malko. Ce dernier ferma les yeux pour ne plus le voir. Ce simple mouvement lui donnait la nausée. Son bras lui faisait mal, là où on lui avait fait une piqûre, mais il avait l’impression que le côté gauche de son crâne n’était plus qu’une bouillie. Le brouhaha, autour de sa civière, lui donnait envie de hurler. D’un effort surhumain, il essaya de se redresser. Aussitôt, il sentit des mains qui l’aidaient. Lorsqu’il fut sur son séant, il ouvrit les yeux, vit un bureau aux murs jaunes, des visages sérieux, des uniformes bleus.
— Sir, you feel better ?
Un policier se penchait sur lui. En uniforme. Il se souvenait vaguement qu’une voiture de police l’avait emmené. Brusquement, il se remémora ses soupçons envers la police de Singapour. Pourquoi ne l’avait-on pas emmené à l’hôpital ?
On le fit asseoir sur une chaise. Un civil souriant – un Chinois – s’approcha et demanda :
— Voulez-vous aller à l’hôpital ? Nous vous avions amené ici parce que c’est plus près.
Cette simple phrase rassura Malko. Il secoua la tête.
— Non, merci. Je voudrais boire.
On lui apporta de l’eau. Il réalisa qu’il n’avait pas pris son pistolet. Qu’il n’était qu’une victime. Dans sa tête, il commençait à reconstruire ce qui s’était passé. Linda l’avait trahi. Il fallait fournir à la police une histoire qui tienne debout. Où étaient ceux qui l’avaient enlevé ?
Le civil souriant au visage gras se pencha sur lui :
— Je suis l’inspecteur Yan-Ku, Sir, pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé ?
Malko avait l’impression d’avoir une ronde de métro dans le crâne. Il sentait tous les regards posés sur lui. Il ne s’agissait pas de raconter un conte de fées.
— Je crois qu’on a essayé de m’enlever, dit-il. Je ne comprends pas…
Chapitre XII
Le médecin acheva de coller un sparadrap qui couvrait toute la tempe gauche de Malko et l’empêchait d’ouvrir complètement l’œil. Après avoir bu un demi-litre de thé, il se sentait mieux. Cela faisait près de deux heures qu’il était dans le bureau du C.I.D. de Robinson Road. Un sténo de la police avait pris toute sa déclaration.
L’inspecteur Yun-Ku attendit que le médecin ait fini pour énoncer d’un ton sans réplique :
— Sir, vous avez été victime d’une tentative de kidnapping.
Yun-Ku, d’après ce que Malko venait d’apprendre, était le patron du Département « Sociétés Secrètes » du C.I.D.
— Je ne comprends pas pourquoi on s’est attaqué à moi, dit Malko.
Le policier chinois hocha la tête.
— Je ne sais pas non plus. Nous n’avons plus eu de kidnapping depuis longtemps. Avant, il y en avait plusieurs par semaine. Nous ne tarderons pas à arrêter les coupables.
Il se tut un instant et ajouta d’un ton sévère :
— Évidemment, vous n’auriez jamais dû suivre cette fille.
Malko parvint à avoir l’air contrit. On n’arrêtait pas d’entrer et de sortir du bureau. Il avait raconté aux policiers qu’il avait été accosté au Mandarin par une fille qui lui avait proposé ses faveurs et qu’il l’avait suivie, sans méfiance. On faisait au moins semblant de le croire… Un policier entra, portant un dossier plein de photos. L’inspecteur Yun-Ku commença à les montrer une par une à Malko.
— Si vous pouviez reconnaître ceux qui vous ont attaqué, cela nous aiderait, suggéra-t-il.
Consciencieusement, Malko chercha ses agresseurs. Sans les trouver. Les policiers chinois l’observaient en silence. Quand il repoussa les photos, l’inspecteur dit sans s’émouvoir :
— Cela ne fait rien. Nous connaissons déjà plusieurs membres de ce gang des Papillons. Il est dirigé par une certaine Linda. Jusqu’ici elle se contentait de racket et de prostitution. Nous allons la mettre hors d’état de nuire. Il faut débarrasser Singapore de cette vermine.
Malko ne répondit pas, regardant les tableaux comparatifs des gangs accrochés au mur.
— Et le marchand de cercueil ? demanda-t-il.
— Il s’est enfui, dit l’inspecteur. Mais nous le retrouverons aussi. À propos, pourriez-vous reconnaître cette fille qui vous a abordé ?
— Certainement, dit Malko.
Le Chinois fit le tour du bureau.
— Venez avec moi.
Intrigué, Malko le suivit. La tête lui tournait encore. Ils traversèrent une cour, entrèrent dans un petit bâtiment. Cela puait le formol. La morgue de la police. Un policier alluma. Une forme était étendue sur une civière, dissimulée par un drap blanc taché de sang. L’inspecteur se tourna vers Malko.