Une lumière brutale l’éblouit : une lampe puissante suspendue au-dessus de la fosse venait de s’allumer. D’abord il ne vit qu’une chose. Il n’y avait plus rien après son poignet gauche. Sa main avait disparu !
Un flot de sang jaillissait de son bras amputé. Puis il baissa les yeux et poussa un hurlement. Le sol, sous lui, était littéralement tapissé de crocodiles les uns sur les autres, en plusieurs couches comme un tapis de cauchemar. L’un d’eux avait refermé la gueule sur sa jambe et attendait, immobile, donnant de furieux coups de queue.
Autour, cela grouillait, claquait des mâchoires, glissait.
Instinctivement, Tan Ubin tira pour dégager sa jambe broyée, hurlant sa terreur.
Un visage rond apparut au bord de la fosse en ciment de cinq mètres sur cinq. Un Chinois à l’expression rigolarde et cruelle.
Les sauriens, grimpés les uns sur les autres, étaient une trentaine. Réveillés ils commençaient à grouiller, à se démener.
La jambe de Tan Ubin se déroba sous lui : le crocodile qui la lui tenait venait d’arracher le pied.
L’Indien tomba en arrière, avec un ultime cri d’horreur, dans une gerbe de sang. Sur le hideux tapis vivant. Des cris en chinois lui parvinrent vaguement.
À plat dos, il luttait pour se redresser, échapper au contact immonde. Mais le sang qui s’échappait à flots de ses deux blessures l’affaiblissait rapidement. Trois crocodiles se bousculaient avec des claquements de mâchoires autour de lui. Il eut un brusque vertige. Les pattes griffues d’un saurien qui lui écrasait la poitrine lui arrachèrent un ultime sursaut.
Puis une puanteur horrible lui arracha une nausée. Comme dans un cauchemar, il aperçut des dents irrégulières, innombrables et pointues, un palais jaunâtre, sans langue et la gueule d’un crocodile se referma sur son visage, lui broyant la mâchoire, lui arrachant le menton et une partie de la gorge.
Chapitre II
Le regard de John Canon revenait sans cesse à la grande carte murale de Bornéo accrochée derrière le fauteuil où se trouvait Malko. L’état malais de Sarawak y avait été entouré de rouge et plusieurs petits drapeaux noirs plantés en certains points. En dépit de son accueil chaleureux, Malko sentait que le chef de station de la Central Intelligence Agency ne se concentrait pas entièrement sur leur conversation… Ce qui l’agaçait un peu. La C.I.A. avait été l’arracher à des vacances de rêve à Pattaya, en Thaïlande, la moindre des choses était de se concentrer sur ce qui l’amenait à Singapour.
— Vous avez des problèmes à Bornéo ? demanda-t-il.
L’Américain passa la main sur ses épais cheveux gris. Si drus qu’on avait l’impression qu’il portait une perruque.
— À Sarawak.
Il se leva et vint devant la carte, pointant le doigt vers les petits drapeaux. Il ressemblait à un grand pachyderme gris au menton fuyant et au sourire enfantin.
— Là, là et là, fit-il, il y a des groupes armés qui s’entraînent. En pleine jungle. Impossible de savoir qui. Nous avons essayé d’envoyer des infiltrateurs. Ils ne sont pas revenus. Un jour, il va y avoir un coup dur. Il soupira. Enfin, je ne vais pas vous embêter avec ça…
Il jeta un coup d’œil au visage bronzé de Malko, qui faisait ressortir encore plus l’or de ses yeux. Pour se rendre à l’ambassade américaine, il avait mis un costume d’alpaga gris en dépit de la chaleur accablante et humide. John Canon se contentait d’une cravate sur une chemise blanche à manches courtes.
— Vous étiez à Saigon, avant ? demanda Malko.
— Ouais, fit John Canon.
Le seul mot de Saigon le déprimait. Il avait abandonné sa voiture, sa congaie[2] et ses informateurs dans la monstrueuse panique des derniers jours et s’était retrouvé sur le « Coral Sea », au large des côtes vietnamiennes sans même une valise. Un an plus tard, il n’en était pas encore remis. Numéro 3 de la C.I.A. à Saigon, on l’avait bombardé chef de Station de Singapour, pour lui remonter le moral. Singapour, c’était un pays ami, où on pouvait boire l’eau des robinets sans attraper la peste, où le téléphone fonctionnait et où le mot communiste était encore une injure. Mais cela n’avait pas suffi à effacer l’humiliation vietnamienne…
— Ça n’a pas dû être drôle, remarqua Malko.
— Horrible, fit John Canon sombrement, subitement tassé sur lui-même. Des trucs que je n’oublierai jamais. Sur le « Coral Sea », on a vu arriver un DC3 parti de Saigon avec 70 personnes à bord dont 50 enfants. Il a demandé la permission de se poser. Il lui restait un quart d’heure d’essence. Le commandant a refusé. Tout le pont était encombré d’avions et d’hélicoptères. Il restait une seule piste pour les « Phantoms ». Il lui a dit d’essayer de se poser sur l’eau. Qu’on recueillerait les passagers en hélicoptère.
— Et alors ?
— On filait à 35 nœuds. En arrivant derrière le « Coral Sea », le DC3 a été pris par les remous et plaqué dans les vagues. Il a perdu ses ailes et a coulé en trente secondes. Personne n’est sorti.
Le silence du confortable bureau, en plein centre de Singapour, sembla soudain plus lourd. Puis Malko demanda :
— Ici, cela va mieux ?
John Canon hocha la tête.
— Oh, il n’y a pas à se plaindre. C’est une petite dictature bien propre. Lee Kuan Yew est très pro-américain. C’est lui qui a forcé les flics à changer leurs uniformes anglais pour des tenues bleues comme chez nous… Pour le reste, il a liquidé le parti communiste singapourien en douceur… Nous avons des relations très amicales bien qu’ils soient assez susceptibles. Enfin…
— Et cette histoire Tong Lim ?
John Canon tapota sa crinière grise et drue.
— J’ai reçu un télex de Kudove[3] annonçant votre venue. On aurait pu traiter l’opération dans la station si nous avions plus de monde. Mais Mac Carthy est malade et John Birch en congé. J’ai envoyé un « Field Project outline[4] » à Langley. Apparemment ils ont décidé que c’était un truc pour vous.
— Juste un checking de routine. Il y a deux semaines on m’a proposé un rapport complet sur les activités économiques de Tong Lim. Comme c’était à un prix raisonnable, j’ai dit que j’étais preneur… Là-dessus, le journaliste qui faisait le rapport meurt. Un accident bizarre. Bouffé par un crocodile.
— Une semaine plus tard, j’étais chez moi, le soir, quand je reçois un coup de fil. Une fille avec l’accent chinois. Elle me dit être Margaret Lim, la fille de Tong. Me demande si je voudrais rencontrer son père discrètement… L’air paniquée. Bien entendu, je ne me mouille pas… J’attends. Plus rien. Je mets un « case officer » sur le coup. Qui découvre que Tong Lim est introuvable et qu’on dit en ville qu’il a disparu après avoir été victime d’une tentative de kidnapping… Peut-être liée à des problèmes d’affaires. Quant à la fille, pas de nouvelles non plus…
Malko soupira, retenant son exaspération. Avoir quitté Pattaya pour une histoire aussi fumeuse…
— Effectivement, c’est mince. Vous n’avez aucune idée de la raison pour laquelle Tong Lim voulait vous contacter ?
— Aucune, avoua l’Américain. Voilà ce que j’ai sur lui. Il ouvrit un dossier :
— Tong Lim contrôle un des plus gros holdings de Singapour. Le « Tong Lim Holding Limited ». Une trentaine de sociétés. L’année dernière, il a fait une augmentation de capital pour l’une d’elles, la « South Asia Land Development » en mettant sur le marché 20 millions d’actions à 8 dollars Singapore. Tout a été couvert en une semaine, par l’intermédiaire d’un cabinet d’affaires singapourien proche du gouvernement…