Le jeune Chinois ne perçut que trop tard le frôlement derrière lui. Comme il se levait en sursaut, son cou mince rencontra la lame épaisse d’un parang projeté avec violence. L’acier trancha la chair, les vertèbres et se planta dans l’osier du canapé. Hin mourut sans un cri. Sans même voir celui qui l’avait tué. Un grand Indonésien au visage ascétique mangé de barbe, pieds nus, qui venait de surgir des frondaisons du jardin. Le corps du Chinois eut quelques soubresauts, tandis que le sang se répandait à flots sur le carrelage. Trois autres silhouettes jaillirent du jardin. Pieds nus, des parangs au poing. Froids et impassibles. Tuer des Chinois avait toujours été une des distractions favorites des Indonésiens. Ceux de Singapour les exploitaient sans vergogne dans un cauchemar climatisé et socialisé.
À la queue leu leu, les quatre Indonésiens pénétrèrent dans la maison, laissant le corps de Hin où il se trouvait.
Silencieux comme des fantômes, ils descendirent l’escalier menant au sous-sol. Le jeune Chinois de dix-sept ans qui était assis sur la dernière marche se retourna trop tard. Un parang avait déjà ouvert son crâne en deux comme une noix de coco, la lame enfoncée jusqu’aux yeux. Il se redressa et retomba en avant d’un bloc, le choc de sa chute étouffé par l’épais tapis bleu qui commença à se teindre en rouge : Ensemble, les quatre tueurs franchirent les portes d’un seul bond, comme les cavaliers de l’Apocalypse.
Pour le premier Chinois rencontré, cela se passa très vite. Sa tête vola, séparée du corps par un coup horizontal. Il avait eu le temps de pousser un hurlement. Ah You, en train de se déverser dans la bouche de la fillette ouvrit brusquement les yeux, pour se trouver en face de deux yeux brûlants de haine.
Il s’arracha du lit avec un grognement horrifié, encore en érection, tomba sur le dos.
L’Indonésien au vol, faucha son sexe encore en érection de la pointe de son parang. Pendant une fraction de seconde Ah You regarda stupidement le geyser de sang qui jaillissait du centre de son corps, puis, il y porta les deux mains avec un cri aigu. Essayant en vain d’arrêter l’hémorragie.
L’Indonésien, d’un coup puissant, enfonça son parang dans le ventre rebondi du Chinois, l’ouvrant comme un fruit mur. Le péritoine fendu, une masse de viscères gris se répandit sur le tapis dans une odeur infecte. La bouche ouverte sur un cri ininterrompu, Ah You se regardait mourir, ses mains allant de son sexe coupé à son ventre ouvert.
L’Indonésien d’un revers du parang, lui trancha la nuque. Il n’avait pas la sophistication des Chinois. Ni le temps. La pièce ressemblait maintenant à un abattoir les Chinois gisaient là où les parangs des intrus les avaient surpris. Le sang giclait partout, imbibant l’épais tapis de laine bleue. Un des musulmans s’approcha de la fillette d’un air gourmand, prit la place d’Ah You avec un rire joyeux. Sans lâcher son parang. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas été à pareille fête. Si longtemps que son plaisir jaillit très vite. Un autre attendait déjà derrière lui. Il prit sa place.
En un quart d’heure, les quatre Indonésiens s’étaient répandus dans la bouche de la fillette. Deux d’entre-eux se chargèrent de Malko après l’avoir détaché et enroulé dans le drap noir. Les autres fouillèrent rapidement les Chinois prenant les montres, l’argent, les bagues. Ah You avait une énorme liasse de dollars qui arracha un cri de joie à celui qui la trouva. Ils traversèrent le jardin comme des fantômes, pour regagner la fourgonnette où Sani les attendait. C’est elle qui les avait recruté dans leur compound de Arab Street. D’anciens voisins, de pauvres diables honnêtes et misérables qui croupissaient à Singapour. Le prix de l’expédition avait été fixé d’avance : un voyage à La Mecque. Ce qui leur permettrait de rajouter à leur nom le titre de « Hadj ». Les gens des compounds étaient si pauvres qu’ils se cotisaient pour envoyer chaque année un des leurs à la Mecque. Sani le savait.
Sani se mordit les lèvres en voyant les zébrures sanglantes sur le torse de Malko. Il avait repris connaissance.
Le véhicule dévala rapidement les petites rues du quartier résidentiel. Sani se demandait ce qu’elle allait faire de Malko. Il ouvrit les yeux.
— Il ne faut pas aller à l’hôtel, murmura-t-il. Cachez-moi.
Il referma les yeux. La tête lui tournait. Mais il était lucide, avec une idée fixe. Récupérer le coffre de Tong Lim dans une ville hostile dont les autorités feraient tout pour l’empêcher de mener son projet à bien. N’importe quoi pourrait arriver. Qu’on l’arrête, qu’on l’enlève… Il n’était plus en sécurité nulle part.
Chapitre XVI
— Ça fait mal ?
Les grands yeux marron de Sani fixaient Malko avec inquiétude. Il s’extirpa un sourire tandis qu’elle achevait de promener son coton imbibé d’alcool sur la profonde estafilade qui suppurait encore sur sa poitrine. Tous les matins » c’était le même supplice. Et encore, cela allait en s’améliorant ; Malko se força à contempler les murs bleu-pâle de la petite pièce tandis que Sani continuait son travail d’infirmière. Elle venait lui rendre visite avant d’aller à la piscine du Mandarin. Apportant les journaux et les dernières nouvelles de Singapour. Elle lui avait acheté des vêtements. Et averti John Canon.
Malko regarda son torse encore couturé de cicatrices rougeâtres. Il l’avait échappé belle. Quatre jours déjà qu’il se trouvait enfermé dans cette minuscule « clinique » tenue par un médecin indonésien de Arab Street, là où ses sauveteurs l’avaient transporté, après l’attaque de la villa de Tong Lim.
Heureusement, ses blessures étaient superficielles, plus spectaculaires que graves. Mais il avait fallu garder l’immobilité pour qu’elles ne s’ouvrent pas sans arrêt. On l’avait installé au premier étage de la clinique, dans une pièce minuscule, étouffante de chaleur, à laquelle on accédait par une sorte d’échelle. Le médecin était un ami de Sani. Il n’avait pas posé une seule question en voyant cet étranger en sang qui ne voulait pas aller se faire soigner normalement.
Malko était la seule personne à savoir où se trouvait le secret de Tong Lim. Ce coffre qui avait déclenché de telles horreurs.
Or, dans un hôpital, il était à la merci des autorités singapouriennes. La C.I.A. ne pourrait pas le protéger efficacement. Il ne tenait pas à se retrouver en face d’un autre Ah You… Alors, il avait décidé de rester caché jusqu’à sa remise sur pieds complète.
Par Sani, il avait fait porter un mot à John Canon. L’Américain avait payé le « salaire » de ses sauveteurs et du Dr Nassad. Lui aussi brûlait de récupérer le coffre. Mais pas question d’y impliquer directement les Américains. Il fallait « sous-traiter ».
Dès qu’il avait été mieux, il avait dévoré le Straits Time. Bien entendu, la mort horrible de Tong Lim avait fait la « Une » trois jours de suite. Un communiqué embarrassé de la police parlait de kidnapping, de demande de rançon, de bagarre entre deux gangs rivaux… Mais personne n’avait été arrêté.
Étrangement, on ne parlait plus des « Papillons ». Linda avait touché ses trente deniers de Judas. La Chinoise était gagnante sur toute la ligne, puisqu’en plus, Ah You était mort. Tout cela semblait lointain à Malko. Il n’avait qu’une pensée : connaître le contenu du coffre de Tong Lim. Et savoir pourquoi le gouvernement de Singapour tenait tellement à le récupérer. Parce qu’il était maintenant certain que toute l’affaire, du côté chinois, avait été manigancée par les services spéciaux singapouriens.
Tout se tenait. Sauf la raison pour laquelle les Singapouriens se souciaient tellement des tractations entre la banque soviétique et Tong Lim.