— Aïe !
Il n’avait pu retenir un cri de douleur sous la brûlure de l’alcool. Ses testicules étaient encore douloureux et enflés, bien qu’on les enduise tous les matins d’une crème brunâtre et nauséabonde. Il était en sueur, bien qu’il ne soit vêtu que d’un slip. La pièce n’avait pas de climatisation et il avait du mal à dormir.
Sani reboucha le flacon d’alcool et regarda sa montre.
— Je vais être en retard.
— Je vais vous donner un mot que vous allez porter à Hill Street, dit-il. Il faut le donner au « Marine » qui est au rez-de-chaussée. À personne d’autre.
Il griffonna sur une feuille de carnet un mot pour John Canon.
— Et Phil Scott ? demande-t-il.
Sani prit l’air effrayé.
— Oh, il n’est au courant de rien.
— Il voit toujours Linda ?
Les grands yeux marron se troublèrent.
— Je crois, je ne sais pas. Ils font des affaires ensemble.
— À demain, dit Malko.
Il regarda Sani disparaître dans l’escalier étroit. Cela lui faisait mal au cœur de penser que l’argent qu’il lui donnerait irait directement dans la poche de l’Australien. Quand elle parlait de son amant, elle était transfigurée. Comme si elle ne voulait pas voir ses défauts.
Il avait hâte d’aller au fond de la « Singapore River » chercher le coffre de Tong Lim.
L’air embaumait. Sur un kilomètre carré, mille variétés d’orchidées s’alignaient sur des claies. Mais personne ne se souciait de venir si loin du centre à 15 milles au nord de la ville.
Malko était le seul visiteur de l’Orchid Garden. Pour plus de sûreté, il avait demandé au taxi qui l’avait amené de l’attendre dehors. Il entendit un autre véhicule s’arrêter et vit surgir la haute silhouette de John Canon dont les cheveux gris brillaient dans le soleil. L’Américain contourna un bac d’orchidées et serra longuement la main de Malko.
— Bon sang, dit-il, je croyais ne jamais vous revoir.
Les deux hommes se mirent à déambuler au milieu des orchidées. Malko sentait que l’Américain grillait de l’interroger. Il savait que Malko avait parlé à Tong Lim. Mais il ignorait ce qu’il avait appris :
— Alors quoi de neuf ? demanda-t-il.
John Canon faillit s’étrangler.
— C’est à moi que vous demandez cela ? C’est vous qui avez des choses à me dire.
— Votre surveillance de la Banque Narodny ?
L’Américain secoua la tête.
— Rien. Nous avions trouvé un endroit idéal pour une écoute. Juste en face. On piquait tout. Seulement, il y avait l’émetteur de Radio-Singapour à cent mètres. Alors nos gars ont pris seulement de la musique malaise…
Si les circonstances n’avaient pas été aussi graves, Malko en aurait ri. Il s’arrêta près d’une superbe orchidée violette.
— Et vos contacts à la « Spécial Branch » ?
John Canon secoua la tête.
— Ils font les morts. Maintenant, dites-moi ce que vous savez. Ça fait quatre jours que les gars du desk A.E.[25] me bombardent de télex.
Malko s’arrêta.
— Lim m’a parlé avant de mourir, dit-il. Il avait un coffre où se trouvent tous les documents relatifs à cette affaire. Si on le traquait, c’était pour lui faire avouer où se trouvait ce coffre. Je crois maintenant être la seule personne à Singapour à savoir où il se trouve.
— Jésus Christ ! fit à mi-voix John Canon.
— D’après Lim, dit Malko, le coffre se trouve au fond de la rivière de Singapour, à un endroit qu’il m’a précisé. S’il y est encore. Dedans, il y a la réponse à toutes nos questions. Politiquement, cela peut servir…
— Et comment ! fit l’Américain. Comment envisagez-vous de récupérer ce coffre ?
— Avec discrétion, dit Malko. Et votre aide technique. Il me faut deux choses. De l’argent, d’abord. Au moins 200 000 dollars Singapour. Et un spécialiste de l’ouverture des coffres. Je me charge du reste.
— Demandez à Langley d’envoyer quelqu’un de la T.S.D.[26]. Il peut être là demain. Quant à l’argent, c’est facile.
Ils étaient presque arrivés à la grille du jardin des orchidées. Le chauffeur de taxi ronflait à son volant, la chaleur poisseuse collait la chemise de Malko à sa peau. Brusquement, il fit face à John Canon et déboutonna tranquillement les trois premiers boutons. Découvrant les cicatrices boursouflées des blessures infligées par Ah You.
L’Américain jeta un regard horrifié à la poitrine de Malko. Il n’avait été que rarement confronté à la violence physique, palpable. Même au Viêt-nam. Le sale travail se faisait très loin de l’ambassade climatisée de Saigon. Il n’arrivait pas à détacher les yeux des sillons violacés.
— Vous comprenez pourquoi je veux récupérer ce coffre moi-même, dit Malko. Dès que le technicien est là, faites-moi prévenir par Sani, dit-il. Tenez l’argent prêt…
Les Indonésiens de Sani s’acquitteraient très bien de l’expédition sous-marine. La jeune Tamil achèterait le matériel nécessaire, ou le louerait.
— Dans deux jours, je vous attendrai à 10 heures.
Il remonta dans son taxi, animé d’une sombre joie. John Canon le regarda partir avant de remonter dans sa voiture. Malko n’en pouvait plus. C’était la première fois qu’il sortait depuis quatre jours et ses jambes se dérobaient sous lui. Pour éviter de s’évanouir, il s’acharna à regarder la jungle qui défilait de chaque côté de Mandai Road, une des dernières parties de Singapour à avoir échappé à la folie des bulldozers. Des soldats faisaient l’exercice, allongés dans les fossés.
Il se remit à penser aux eaux sales de la Singapore River. Le coffre de Tong Lim était-il toujours là ? Et que contenait-il ? Ceux qui avaient télécommandé Ah You savaient qu’il était vivant. Et qu’il connaissait peut-être leur secret. Ils représentaient la loi. S’ils mettaient la main sur lui, il était perdu.
Le claquement des talons de Sani sur les marches de l’escalier raide fit sursauter Malko. Il avait attendu la Tamil toute la journée. En voyant surgir la tête ébouriffée de la Tamil, il sut immédiatement que quelque chose allait mal.
Une large ecchymose marbrait le dessous de son œil droit et ses yeux d’habitude ternes avaient une expression hagarde. Elle se laissa tomber près de lui, essoufflée.
— Phil, dit-il. Il sait.
L’estomac de Malko se contracta brusquement. Phil était lié à Linda. Celle-ci l’avait déjà vendu une fois. Elle risquait de recommencer. Il commença à l’habiller rapidement.
— Que s’est-il passé ?
Sani baissa la tête.
— Hier il est venu à la piscine pendant que j’étais ici. On lui a dit que j’arrivais tous les jours beaucoup plus tard. Alors, hier soir, il m’a interrogée. Il m’a battue. Jusqu’à ce que je parle.
— Battue ? demanda Malko incrédule.
Sans répondre, Sani releva sa jupe de toile. Sur sa cuisse gauche, à l’extérieur, il y avait un bleu qui tournait au jaune et au mauve, gros comme une soucoupe.
— Il m’a donné des coups de pieds. J’ai cru qu’il allait me tuer. Il était fou de rage. Il m’a dit que si la police savait que je m’occupais de vous, ils me mettraient dans une île pour des années et qu’ils l’expulseraient.
Elle ne paraissait même pas vraiment en colère.
— Il vaut mieux que vous partiez d’ici, dit-elle.
Malko réfléchissait. Le plan qu’il avait élaboré était à l’eau.
— Sani, proposa-t-il. Venez avec moi, je vous emmènerai hors de Singapore. Quittez Scott.