— Vous avez de la chance, dit-il. Votre coffre était attaché à une chaîne fixée au fond de la jonque. Sinon, on ne l’aurait jamais retrouvé dans la vase. Il ne doit pas faire plus de cent kilos. Il n’y a plus qu’à le remonter.
Malko avait envie de hurler d’excitation.
— Vous avez besoin du filet ? demanda-t-il.
— Je ne pense pas, fit Scott, il y a des chaînes autour du coffre. Il n’y a qu’à y accrocher celles du camion. Descendez-les jusqu’à moi. Il n’y a pas plus de trois mètres de fond.
Malko se précipita à l’arrière du camion-grue. Les chaînes pendaient déjà hors de l’eau. Il commença à manœuvrer le treuil à la main, faisant lentement descendre les chaînes. Le bruit de ferraille était épouvantable et il se dit qu’il allait réveiller tous les habitants du quai… Malheureusement, il n’y avait pas d’autre méthode…
Enfin, Phil Scott attrapa un bout de la chaîne et commença à s’enfoncer lentement en la tirant. À chaque tour de manivelle, les grincements semblaient plus forts à Malko. De nouveau, il ne voyait plus que l’eau noire. L’Australien avait tiré la chaîne sous la jonque. Celle-ci arrivait au bout. Le vacarme s’arrêta enfin. Malko regarda les maisons sombres autour de lui. Il devait bien y avoir des gens qui s’étaient réveillés et qui l’observaient… Pourvu qu’aucun ne songe à prévenir la police… La chaîne était maintenant à fond et Scott devait lutter pour l’attacher au coffre. Il semblait à Malko que les battements de son cœur rythmaient les secondes. Seule, Sani était impassible, ailleurs. Dans son rêve. Veillant sur l’attaché-case.
Cette fois, Phil Scott remonta si vite que Malko eut à peine le temps de suivre son cheminement. L’Australien lui tendit la main.
— Aidez-moi, bon sang !
Malko se coucha à plat-ventre sur le quai et lui tendit la main, l’aidant à remonter.
L’Australien souffla, cracha, se débarrassa des bouteilles, des palmes et du masque. Sani sauta du camion et lui tendit une serviette.
Il n’y avait toujours pas un chat sur le quai.
— Allez doucement ! fit l’Australien. Et priez le Bon Dieu pour que cette putain de chaîne ne casse pas !
Malko remonta dans la cabine, mit en marche le moteur et enclencha le treuil. Celui-ci commença à tourner avec d’effroyables grincements. Malko ne quittait pas des yeux la chaîne tendue qui montait, maillon par maillon. S’enroulant autour du treuil.
Pendant ce temps, Phil Scott s’était rhabillé et avait jeté son équipement au fond du camion. Il se passa une éternité avant qu’une masse noire émerge de l’eau, au bout de la chaîne. Malko, le cœur dans la gorge, enroula la chaîne à son maximum, de façon à ce que le coffre soit largement au-dessus du niveau du sol.
Le camion vibrait de toute sa structure.
Enfin, Malko débraya le moteur du treuil, le bloquant en position haute. Pendant quelques secondes, il s’offrit le luxe de contempler la masse noirâtre bardée de chaînes qui se balançait à l’arrière du camion. C’était pour cela que l’on s’était entre-tué à Singapour depuis son arrivée. Il ressentait une impression grisante. À côté de lui, Phil Scott grogna :
— On ne va pas rester ici…
Machinalement, Malko embraya, recula et fila le long du quai, vers le nord, surveillant dans le rétroviseur le coffre qui se balançait à l’arrière. À cause de lui, il ne pouvait pas rouler trop vite. Et c’était plutôt voyant. Dans Valley Road, ils croisèrent un taxi attardé. Maintenant, il n’avait plus qu’une hâte : retrouver John Canon et ouvrir le coffre. Il se tourna vers Phil Scott :
— Où allez-vous ?
— Chez moi, fit l’Australien. Vous avez l’argent ?
— Là, fit Malko.
L’Australien prit l’attaché-case et l’ouvrit, plongea la main dans les billets. Un faible sourire éclaira son visage fatigué.
— Ça va, dit-il, vous êtes correct.
Le silence retomba jusqu’à ce qu’ils atteignent Anguilla Road. Malko stoppa sans arrêter le moteur. Sani descendit la première, suivie de Phil Scott, l’attaché-case à la main. Avant de refermer la portière, il jeta à Malko ironiquement :
— Quand vous aurez fini, ramenez ce truc à « Bornéo Motors ». C’est là que je l’ai fauché.
Malko avait déjà redémarré. Il ne croisa pas un véhicule jusqu’à Bukit Timah. Surveillant sans cesse le coffre qui se balançait au bout de sa chaîne. Fugitivement, il pensa à Sani. Au moins, la mort de Tong Lim lui aurait servi à réaliser son rêve.
Il était si absorbé par la surveillance du coffre qu’il faillit manquer l’entrée de la villa de John Canon. Il fit attention de ne pas freiner trop brusquement, entra dans le jardin et stoppa devant la porte. De la lumière brillait au rez-de-chaussée. À peine le moteur du camion-grue eut-il stoppé que les cheveux gris de John Canon apparurent sur le pas de la porte. Il était accompagné d’un autre homme. Malko sauta à terre et s’avança vers eux.
Chapitre XIX
Le spécialiste, l’oreille collée contre la paroi d’acier tournait les mollettes avec une lenteur qui semblait exaspérante à Malko. Près de lui, John Canon fumait nerveusement. Les trois hommes se trouvaient dans le garage de l’Américain où reposait le coffre débarrassé de ses chaînes. L’homme qui essayait de l’ouvrir était jeune, semblait compétent et calme. Il se redressa, le visage en sueur.
— Il y a de la rouille, fit-il, ce n’est pas facile.
Il s’escrimait depuis trois quart d’heure sur le vieux coffre. Essayant des dizaines de clefs qu’il avait dans une trousse noire. L’une d’elles allait dans la serrure.
— Venez boire un verre, suggéra John Canon.
Le chef de station de la C.I.A. ne tenait plus en place. Ils se retrouvèrent dans son grand living un peu froid. Malko but son J & B sans plaisir. Trop concentré sur son problème. L’Américain faisait pensivement tourner ses glaçons dans son verre. Lorsque la porte s’ouvrit, les deux hommes sursautèrent en même temps. Le spécialiste leur adressa un sourire fatigué. Il était en sueur, la chemise collée au corps, les mains noires de graisse. Il secoua la tête.
— J’ai bien cru que je n’arriverai pas. Une des mollettes était coincée par la rouille.
John Canon et Malko se précipitèrent dans le garage. La porte du coffre bâillait. Malko plongea la main, ramena une liasse de documents. Il y avait plusieurs enveloppes jaunes, des liasses de dollars US attachés par des élastiques, des lettres. À eux deux, ils vidèrent entièrement le coffre et en transportèrent le contenu dans le living. Par précaution, John Canon verrouilla la porte d’entrée et posa sur la table un colt 45 avec une balle dans le canon. Le spécialiste était parti prendre une douche.
Malko commença à lire avidement le premier document. Un contrat d’une dizaine de pages dactylographiées. John Canon en avait pris un autre et avait chaussé ses lunettes.
Pendant près d’une demi-heure, on n’entendit que le bruit des pages qui se tournaient. Ils échangeaient les documents au fur et à mesure qu’ils les avaient lus. Enfin, le chef de station de la Central Intelligence Agency leva les yeux et laissa tomber d’une voix blanche :
— C’est fantastique. Tong Lim était l’homme de paille du K.G.B ! Depuis cinq ans.
Malko prit une liasse de documents.
— En ce moment, dit-il, c’est le K.G.B. qui est le vrai propriétaire des trois banques californiennes achetées par « South Asia Land Development ». Le capital de la société a été souscrit à 98 % par la Moscow Narodny Bank. C’est eux qui ont acheté les 20 millions d’actions à 8 dollars Singapour. Et en plus des trois banques, ils contrôlent une bonne vingtaine de sociétés.
— C’est le plus beau coup du K.G.B., soupira John Canon. Ça va faire du bruit quand ça va se savoir.