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— Est-ce que Phil est avec vous ?

— Il est au téléphone, dit Malko.

Elle se glissa avec grâce sur un tabouret voisin. Il dut faire appel à tout son self-contrôle pour détacher les yeux des longues cuisses fuselées couleur caramel, audacieusement découvertes par le mouvement tournant. La nouvelle venue ne semblait pas s’apercevoir des réactions qu’elle déclenchait.

— Je m’appelle Sani, dit-elle. Je suis une amie de Phil.

Malko n’eut pas le temps d’engager la conversation.

L’Australien venait de surgir du fond de la salle, le front barre d’un pli de contrariété. En le voyant, Sani glissa de son tabouret et leva vers lui un visage ébloui, fou d’amour.

Il y avait une soumission animale dans son regard et dans son attitude. L’Australien ne sembla pas s’en apercevoir. Il se remit sur son tabouret et grommela.

— T’es dingue de t’être fait couper les cheveux. Qu’est-ce que c’est que cette saloperie que tu t’es mise sur la tête ?

— C’est de la laque, fit-elle humblement. Je pensais que ça te plairait.

— Qu’est-ce que tu es conne, grogna Phil Scott. Il but une gorgée de son cognac soda, tandis qu’elle baissait les yeux.

Malko était gêné de sa grossièreté. Le coup de téléphone semblait l’avoir mis d’une humeur de chien. Il se tourna vers Malko.

— Sani est maître-nageuse au Mandarin. Elle gagne un fric fou en faisant semblant d’apprendre à nager à des types qui ont horreur de l’eau, mais qui ont envie de s’offrir un cataplasme de peau de vingt ans.

— Oh, Phil, please.

Le menton rond de Sani tremblait. Elle était au bord des larmes, totalement vulnérable. L’Australien bâilla, se désintéressant tout à coup d’elle.

— J’ai faim, dit-il.

Malko sauta sur l’occasion. Bien que le personnage lui fut éminemment antipathique, il ne voulait pas le lâcher. La pulpeuse Sani rendrait la corvée moins pénible.

— Laissez-moi vous inviter à dîner, proposa-t-il. Si vous n’avez pas de plans particuliers.

Phil Scott ne se précipita pas pour répondre. Sani glissa un regard en coin à son maître. Ce dernier se tâtait, essayant de jauger Malko. Apparemment ce dernier l’intriguait. Il dit enfin :

— On pourrait essayer d’aller au Raffles. S’il ne pleut pas, c’est agréable. Il paraît qu’ils ont un nouveau chef.

Il signa l’addition, glissa de son tabouret et, au passage caressa ouvertement la poitrine de Sani, s’attardant à la soupeser. Sans qu’elle proteste. Cette marque d’exhibitionnisme teintée de muflerie sembla lui rendre un peu de bonne humeur. Il cligna de l’œil à Malko.

— C’est une sacrée bête. Vous la verriez à poil. Et ça tient. C’est pas de la gélatine.

Sani ne pouvait pas ne pas avoir entendu. Elle ne pipa pas. Phil Scott et elle avaient décidément d’étranges rapports. De maître à esclave. Ils sortirent sur le perron du Goodwood. La chaleur n’avait pas diminuée. En face d’eux au coin de Orchard Road et de Scotts Road où ils se trouvaient, se dressait un building de 40 étages. Un nouveau « Shaw Center ». Le Goodwood était bâti sur une petite éminence et on dominait largement Scotts Road.

— Prenons un taxi, suggéra Phil Scott. On ne peut jamais se garer au Raffles.

Malko laissa sa Datsun et l’Hindou moustachu leur appela un taxi. Ils s’assirent, la fille serrée entre eux deux. Aussitôt l’Australien glissa une large main entre les cuisses caramel, faisant remonter la jupe presque jusqu’au ventre. Sani eut un sursaut.

— Phil !

Il retira à peine sa main. La jeune femme se mordit les lèvres mais elle ne fit rien pour enlever la main enfoncée entre ses cuisses. Ses yeux marron avaient pris une expression ambiguë. À la fois gênée et ravie. Phil Scott laissa sa main. Malko ressentait un trouble un peu malsain. Se demandant la raison de la résignation de Sani. Il se pencha par-dessus les cuisses découvertes et demanda à l’Australien.

— Connaissez-vous un certain Tong Lim ?

Il eut l’impression que le sang se retirait du visage de la Tamil. Phil Scott eut un sourire discret qui se termina en grimace de connivence.

— Moi, non. Mais Sani le connaît. Hein, Sani ?

La jeune femme ne répondit pas. Phil Scott se pencha vers Malko.

— Lim s’est offert son pucelage, il y a quatre ou cinq ans, commenta-t-il avec un cynisme parfait.

Sani baissa les yeux. De nouveau son menton tremblait. Malko avait envie de sauter du taxi. Il essaya de voler au secours de la jeune femme.

— Si ce que vous dites est vrai, remarqua-t-il avec une ironie glaciale, ce monsieur l’a violée au berceau.

Phil Scott eut un rire sec.

— Mais non, elle avait treize ans. C’est l’âge chez les Tamils. Après, ce sont des vieilles filles. Remarquez chez les Chinoises, il y a des vierges de 28 ans. Ça fait une moyenne.

Sani s’était figée, le regard dans le vague. S’efforçant de ne pas pleurer. Comme s’il sentait qu’il avait été trop loin, Phil Scott ôta la main de ses cuisses et lui prit le visage pour l’embrasser.

— Allez, t’es une brave fille. Ne pleure pas, ça va foutre en l’air ton maquillage…

Le taxi tourna le coin de Bras Basah Road dans Beach Road. Ils n’étaient séparés de la mer que par un large terre-plein en travaux. Le Raffles se trouvait dans ce qui avait été jadis le cœur de Singapour : le front de mer.

Le taxi stoppa devant le porche et un Indien avec un casque colonial se précipita pour ouvrir la portière.

* * *

La légende disait, qu’à l’époque héroïque, le barman du Raffles avait tué d’un coup de fusil un tigre qui s’était aventuré dans le bar tapissé d’acajou, réservé par définition aux gentlemen. Le Raffles Hôtel avait jadis été l’orgueil de Singapour. Son architecture coloniale paraissait maintenant un peu vieillotte mais elle avait été pendant plus d’un siècle le symbole de la puissance britannique. Les plus belles fêtes de l’île avaient eu lieu dans le jardin tropical entouré de galeries donnant sur les belles chambres abritées du soleil par d’étranges bananiers taillés en forme d’éventails géants.

Hélas, tout cela était le passé.

Phil Scott abattit la paume sur la nappe blanche, écrasant une chose noire qui allait s’envoler.

— Saleté ! Il y en a plein les chambres. Les boys ne les chassent même plus.

Il ne restait qu’un petit tas noirâtre du cafard-volant. Le garçon ne se dérangea même pas. Certes le cadre était encore superbe, si on ne regardait pas de trop près, mais la peinture blanche des galeries s’écaillait. La plupart des tables étaient vides et les seuls hôtes de marque étaient une nuée de Japonais se faisant photographier devant les bananiers. Malko avait failli cracher sa vichyssoise tant elle était innommable. On avait confondu, pour la faire, lait et yoghourt. La seule boisson avec laquelle on ne risquait pas de s’empoisonner était la bouteille de Vichy St-Yorre ouverte devant eux.

Il pensa avec nostalgie à l’époque où Singapour vivait encore à l’anglaise. À cette époque, le cuisinier coupable d’une telle abomination aurait sûrement reçu vingt coups de latte de bambou sur la plante des pieds. Les Japonais plièrent bagages et on leur apporta du rosbif qui semblait découpé dans une feuille de plastique. Phil Scott soupira :