— C’est très joli, dit-elle. Combien ?
— Onze haha, murmura-t-il.
— La nuit ?
— La semaine.
La semaine akienne comptait dix jours.
— Oh, c’est très bien, dit Sutty. Merci.
Erreur. Elle n’aurait pas dû le remercier. Les remerciements appartenaient au registre du « discours servile ». Les formules honorifiques, les salutations, les demandes de permission et les expressions de fausse gratitude, tous ces fossiles de l’hypocrisie primitive étaient des obstacles à la franchise entre producteurs-consommateurs. C’est ce qu’elle avait appris, en ces termes, presque dès son arrivée. À force d’entraînement, elle s’était débarrassée de ces mauvaises habitudes acquises sur Terre. Pourquoi ce « merci » grossier avait-il franchi ses lèvres ?
Il murmura une phrase qu’elle dut le prier de répéter : il lui proposait de dîner. Elle accepta sans le remercier.
Une demi-heure plus tard, il avait apporté et dressé une table basse – nappe fantaisie et assiettes en porcelaine rouge sombre. Elle avait déniché des coussins et un épais matériel de couchage derrière le rideau, suspendu ses vêtements à la tringle et aux patères qu’elle avait aussi trouvées derrière le rideau et posé ses livres et ses carnets de note sur le parquet ciré, sous l’unique lampe ; à présent, elle était assise sur le tapis, sans rien faire. Elle appréciait le sentiment d’espace qu’offrait la pièce par sa surface, sa hauteur et sa quiétude.
Le garçon lui servit de la volaille rôtie, des légumes rôtis, des céréales blanches au goût de maïs, et un thé tiède, aromatique. Elle mangea et but le tout, assise sur le tapis soyeux. Deux fois, le garçon passa la tête dans la pièce sans mot dire pour voir si elle avait besoin de quoi que ce soit.
— Dites-moi le nom de ces céréales, s’il vous plaît.
Non. Erreur.
— Mais d’abord, dites-moi votre nom.
— Akidan, chuchota-t-il. Et ça, c’est du tuzi.
— C’est très bon. Je n’en avais jamais mangé. On en cultive par ici ?
Akidan hocha la tête. Il avait un visage doux et fort, encore enfantin, mais qui laissait discerner l’homme qu’il serait.
— C’est bon pour le bois, murmura-t-il.
Sutty acquiesça d’un air sagace.
— Et délicieux, ajouta-t-elle.
— Merci, yoz.
Yoz. Un terme défini par la Corporation comme ressortissant au discours servile et proscrit depuis cinquante ans au moins. Il signifiait à peu près prochain (et prochaine), au sens de compagnon (et compagne). Sutty ne l’avait jamais entendu prononcer, sinon sur les bandes grâce auxquelles elle avait appris la langue, sur Terre. Quant à « bon pour le bois », s’agissait-il également d’une détestable survivance des temps anciens ? Elle le saurait peut-être demain. Ce soir, elle allait prendre un bain, dérouler son lit et dormir dans le noir, dans le silence béni de ces montagnes.
Quelqu’un, sans doute Akidan, donna un petit coup à la porte, la guidant vers le petit déjeuner que contenait un plateau sur pieds posé dans le couloir. Il y avait une grosse tranche de fruit émincée et épépinée, des bouts d’un aliment saumuré, jaune et piquant, dans une soucoupe, un gâteau friable, grisâtre, et une grande tasse sans anse contenant un thé chaud, au goût piquant qu’elle détesta d’abord et finit par trouver agréable. Le fruit et le gâteau, frais, délicats, la régalèrent. Elle laissa les petits morceaux jaunes saumurés. Lorsque le garçon vint chercher le plateau, elle lui demanda le nom de tout, car la nourriture, présentée avec soin, ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait mangé à la capitale. L’aliment saumuré, c’était de l’abid, lui dit Akidan.
— C’est pour le matin, pour aider le fruit à passer.
— Il vaut mieux que j’en mange, alors ?
Il sourit, gêné.
— Ça aide à équilibrer.
— Je vois. D’accord, je le mange.
Elle le mangea. Akidan parut satisfait.
— Je viens de très loin, Akidan, dit-elle.
— De Dovza-Ville.
— De plus loin. D’un autre monde. La Terre.
— Ah.
— J’ignore donc la façon dont on vit ici. J’aimerais te poser toutes sortes de questions. Ça ne te dérange pas ?
Il eut un geste très adolescent, mi-hochement de tête, mi-haussement d’épaules. Quel que soit le sens qu’il lui donnait, il acceptait avec aplomb le fait qu’une Observatrice de l’Ékumen, une outremondaine qu’il aurait pu s’attendre à ne voir que sous la forme d’une image électronique émise de la capitale, vive sous son toit. Pas trace de la xénophobie patente chez l’homme désagréable rencontré sur le bateau.
La tante d’Akidan, l’infirme qui semblait toujours percluse de légères souffrances, parlait peu, souriait moins, mais montrait la même acceptation tranquille, sans équivoque. Sutty prit ses dispositions avec elle pour garder sa chambre deux semaines ou plus. Elle s’était demandé si elle était la seule cliente de la pension ; en visitant la maison, elle ne vit qu’une chambre d’hôte, la sienne.
En ville, l’entrée et la sortie de chaque hôtel, pension, restaurant, boutique, magasin, bureau ou bâtiment officiel lisait votre puce d’identité, le LIZ, un équipement capital qui garantissait votre existence en tant que producteur-consommateur dans les bases de données de la Corporation. On lui avait attribué le sien lors des longues procédures d’admission à l’astroport. Sans lui, l’avait-on avertie, elle n’aurait pas d’identité sur Aka. Elle ne pourrait pas louer de chambre, retenir un robotaxi, acheter à manger au marché ni payer son repas au restaurant, ni pénétrer dans un bâtiment public sans déclencher une alarme. De manière générale, les Akiens se le faisaient implanter dans le poignet gauche. Elle avait choisi de le porter en bracelet. Tandis qu’elle discutait avec la tante d’Akidan dans la minuscule réception, elle se vit chercher du regard le lecteur de LIZ, le bras gauche levé dans la posture universelle. Mais la femme avait fait pivoter son fauteuil vers un comptoir massif garni de douzaines de petits tiroirs. Après quelques erreurs acceptées de bon gré et plusieurs moments de réflexion, elle localisa celui qu’elle cherchait et en sortit un carnet à souche poussiéreux dont elle détacha un formulaire. Elle refit pivoter son fauteuil et tendit le papier à Sutty afin que celle-ci le remplisse à la main. Il était si vieux qu’il avait tendance à se désagréger, mais il comportait bel et bien un emplacement où inscrire son code LIZ.
— Yoz, s’il vous plaît, dit Sutty pour attirer l’attention de la femme avant d’enchaîner par une nouvelle formule tirée des Exercices avancés, comment dois-je m’adresser à vous ?
— Je m’appelle Iziézi. S’il vous plaît, comment dois-je m’adresser à vous, yoz et deybériennduine ?
Bienvenue-sous-mon-toit. Un joli mot.
— Je m’appelle Sutty, yoz et gentille aubergiste.
Le second terme, improvisé, parut faire son office.
Les traits tirés du visage mince se décrispèrent un peu. Quand Sutty rendit le formulaire à la femme, celle-ci plaqua ses deux mains jointes sur son plexus solaire, avec une légère inclinaison de tête, très formelle cependant : salut proscrit par-dessus tout. Sutty le lui rendit.
En partant, elle vit Iziézi ranger le carnet à souche et le formulaire dans un autre tiroir. La Corporation, semblait-il, ignorerait, du moins pendant quelques heures, où résidait au juste l’individu /EX/HH 440 T 386733849 H 4/4939.
J’ai échappé à la toile, se dit Sutty, qui sortit.
Si la pénombre régnait à l’intérieur de la maison, les lucarnes placées en haut des murs ne montrant qu’un azur éclatant, la clarté du jour l’aveugla. Les murs blancs, les tuiles vernissées, les rues abruptes dallées d’ardoise, tout reflétait la lumière du soleil. Au-dessus des toits, vers l’est, quand elle retrouva une vision normale, elle aperçut un autre mur blanc d’une hauteur vertigineuse – rideau ondulant qui masquait la moitié du ciel. Elle le contempla, interdite, en clignant des yeux. Un nuage ? Une éruption volcanique ? Une aurore boréale en plein jour ?