— La mère, dit un petit homme édenté.
La peau couleur de poussière, il lui souriait au milieu de la rue, campé derrière une charrette à bras à trois roues.
Sutty le regarda en cillant.
— La mère d’Éréha, expliqua-t-il en désignant la paroi lumineuse. Silong. Hein ?
Le mont Silong. Sur la carte. Le point culminant de la chaîne des Sources et du Grand Continent d’Aka. Oui. La pente du terrain le leur avait dissimulé tout le temps qu’ils remontaient le fleuve. D’ici, on en discernait peut-être la moitié supérieure, un éclat en dents de scie au-dessus duquel flottait, plus imposant encore, titanesque, éthéré, un pic cornu qui se fondait presque dans la lumière dorée. À son sommet flottaient des pennons de neige soulevés par le vent incessant.
Tandis qu’ils le fixaient, le charretier et elle, d’autres firent halte pour les aider à regarder. C’est en tout cas l’impression qu’elle en retira. Sachant tous à quoi Silong ressemblait, ils pouvaient l’aider à le voir. Ils prononcèrent le nom de la montagne, l’appelèrent Mère en désignant le fil scintillant du fleuve au bas de la rue. L’un d’eux dit :
— Tu irais sur Silong, yoz ?
Maigres, petits, avec les joues rebondies et les yeux plissés des montagnards, les dents gâtées, vêtus d’habits rapiécés, la peau de leurs longues mains fines et de leurs pieds rendue rugueuse et grossière par le froid et les plaies, ils étaient du même brun qu’elle.
— Là-haut ?
Elle les regarda et, les voyant tous lui sourire, ne put s’empêcher de leur sourire en retour.
— Pourquoi ? ajouta-t-elle.
— Sur Silong, on vit éternellement, dit une femme noueuse dont le sac à dos regorgeait de ce qui ressemblait à des pierres ponces.
— Il y a des grottes, dit un homme au visage jaunâtre couturé de cicatrices. Des grottes pleines d’existence.
— Du sexe bien chouette ! dit le charretier dans un éclat de rire général. Du sexe qui dure trois cents ans.
— C’est trop haut, dit Sutty. Comment monter si haut ?
Ils lui sourirent tous largement et dirent à l’unisson :
— En volant !
— Un avion pourrait se poser là-dessus ?
Ils gloussèrent, secouèrent la tête.
— Nulle part, dit la femme noueuse.
— Aucun avion, dit l’homme jaunâtre.
Et le charretier d’ajouter :
— Après trois cents ans de sexe, n’importe qui volerait !
Ils turent soudain leurs rires, et vacillèrent comme des ombres, et disparurent, et il n’y avait plus que le charretier, déjà à mi-pente, et Sutty qui regardait le Moniteur.
Il semblait immense. Il n’était pas de haute taille, mais ici il dominait tout. Sa peau, sa chair, se démarquait de celle des gens d’ici, plus lisse, comme du cuir, voire du plastique, et avec sa tenue, tunique et jambières bleu et marron clair propres et repassées, cet uniforme pareil à tout uniforme, il paraissait tout aussi déplacé qu’elle à Okzat-Ozkat. C’était un étranger.
— Il est interdit de mendier, dit-il.
— Je ne mendiais pas.
Il marqua une courte pause, puis :
— Vous m’avez mal compris. N’encouragez pas les mendiants. Ce sont des parasites. Il est interdit de donner l’aumône.
— Personne ne mendiait.
Il la salua de son bref hochement de tête – très bien, tenez-le-vous pour dit – et se détourna.
— Merci beaucoup pour votre charme et pour votre courtoisie ! dit Sutty dans sa propre langue natale.
Erreur, erreur. Elle devait éviter le sarcasme, quelle que soit la langue employée, même si le Moniteur n’avait pas remarqué le ton de sa voix. Il était insupportable, mais cela n’excusait pas l’attitude de Sutty. Si elle voulait obtenir des informations, il lui fallait conserver les bonnes grâces des officiels locaux ; si elle voulait apprendre quoi que ce soit, elle devait se garder de porter des jugements. La vieille devise des loinvoyageurs : L’opinion tue la réceptivité. Peut-être ces passants étaient-ils, en réalité, des mendiants. Comment aurait-elle pu avoir une certitude ? Elle ne savait rien, rien de cet endroit, rien de ces gens.
Elle partit explorer Okzat-Ozkat avec la détermination, toute d’humilité, de n’avoir aucune opinion à son propos.
Les édifices modernes – prison, préfectures civile et de district, bureaux de l’agriculture, de la culture, des mines, institut de formation des maîtres, lycée – ressemblaient aux bâtiments administratifs des autres villes qu’elle avait vues : des blocs massifs, sans apprêt. Ici, ils n’étaient que d’un ou deux étages, mais ils dominaient tout, comme le Moniteur. Le reste de la ville était petit, subtil, sale, fragile. Des murs de maison bas, peints en rouge ou en orange, des lucarnes placées juste sous les avant-toits, des toits de tuiles rouges ou vert olive dont les angles s’ornaient de spirales et dont des animaux fantastiques en céramique relevaient les coins en les serrant dans leur gueule ; des échoppes aux murs intérieurs et extérieurs couverts d’inscriptions dans la vieille écriture idéographique, blanchies, mais ressortant sous la chaux, et presque lisibles de manière subliminale. Des rues et des escaliers abrupts dallés d’ardoise, menant à des portes fermées, peintes en rouge et bleu et chaulées. Des ateliers en plein air où des hommes tissaient de la corde ou taillaient de la pierre. Des bandes de jardinets entre les maisons, où des vieilles femmes bêchaient, désherbaient, géraient le flux de leurs minuscules systèmes d’irrigation. Quelques voitures, sur le port ou garées près des grands bâtiments blancs, mais, dans les rues, des piétons, parfois poussant des brouettes ou tirant des chariots à bras. Et, instant d’émerveillement, une caravane arrivant de la campagne : de grandes éberdines qui tiraient des charrettes à deux roues surmontées de toits de tente à franges vertes, et deux autres de ces animaux, plus gros encore, de la taille d’un poney, des cloches nouées à la longue laine de leur cou, montés chacun par une femme en long manteau rouge assise, impassible, sur une haute selle à cornes.
Le défilé, dans un concert de tintements, passa devant la façade de la Préfecture de district, lambeau désinvolte du passé sous le regard aveugle du futur. Mêlée d’exhortations, une musique censée inspirer les foules beuglait depuis le toit du bâtiment. Sutty suivit la caravane sur quelques pâtés de maisons et la regarda s’arrêter au bas d’un grand escalier. Des passants s’arrêtèrent, toujours affables, avec cet air de vouloir l’aider, elle, à regarder, sans mot dire. Des gens sortis par les portes bleu et rouge descendirent l’escalier pour accueillir les cavalières et porter leurs bagages. Un hôtel ? La résidence des propriétaires de la caravane ?
Elle remonta vers l’une des échoppes qu’elle avait vues dans la partie haute de la ville. Si elle avait bien compris les annonces qui entouraient la porte, la boutique vendait des lotions, des onguents, des odeurs et des fertilisants. L’achat d’un peu de crème pour les mains lui laisserait peut-être le temps de lire certaines des écritures anciennes, proscrites, qui s’étalaient sur les murs du sol au plafond. Sur la façade, elles avaient été chaulées, puis recouvertes d’inscriptions en graphie moderne, suffisamment passées pour lui permettre de déchiffrer certains des mots sous-jacents. C’est là qu’elle avait lu « odeurs et fertilisants ». Des parfums, sans doute, et… et quoi ? La fertilité ? Des remèdes contre la stérilité, peut-être ? Elle entra.