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Aussitôt, elle se retrouva baignée d’odeurs – fortes, suaves, piquantes, inconnues. Épices et pénombre. Elle eut l’étrange sensation de voir pictogrammes et idéogrammes qui recouvraient les murs de leurs courbes épaisses en noir et bleu roi fluctuer, de les voir non pas tressauter telle une écriture aperçue du coin de l’œil, mais grandir et rapetisser doucement, régulièrement, comme s’ils respiraient.

La pièce haute de plafond était éclairée par les lucarnes usuelles et garnie de meubles à tiroirs. Une fois accoutumée à l’obscurité, elle avisa un vieil homme maigre debout à un comptoir sur sa gauche. Derrière lui, à hauteur de sa nuque, deux caractères se détachaient nettement du mur. Elle les lut d’instinct et leurs divers sens se manifestèrent plus ou moins en même temps : éminent/sommet/chapeau de feutre/baisser les yeux/entamer une ascension, et deux/dualité/côtés/ reins/joindre/séparer.

— Yoz et deybériennduine, puis-je vous être utile ?

Elle lui demanda un onguent ou une lotion pour la peau sèche. Hochant la tête d’aimable façon, il se mit à fouiller ses milliers de petits tiroirs, de l’air serein de qui finira par trouver ce qu’il veut, comme Iziézi dans son bureau.

Sutty put ainsi lire les murs, mais cette fluctuation illusoire continuait à la gêner, et elle peinait à déchiffrer les inscriptions. Contrairement à ce qu’elle avait cru de prime abord, il ne devait pas s’agir de publicités, mais de recettes, de sorts, de citations. Il était souvent question de racines et de branches. Un symbole qu’elle aurait traduit par sang, s’il n’avait été paré d’un qualificatif Élémentaire différent, de sorte qu’il signifiait peut-être lymphe ou sève. Des termes comme : « les cinq des trois, les trois des cinq ». Alchimie ? Médecine, prescriptions, charmes ? Ce dont elle était sûre, c’était de se trouver en présence de mots anciens, et de sens anciens, de lire le passé d’Aka pour la première fois. Et elle n’y comprenait rien.

À en juger par son expression, le propriétaire trouva un tiroir à sa convenance. Il en fixa le contenu du regard durant un moment d’un air satisfait avant d’en extraire un bocal en argile non vitrifié qu’il posa sur le comptoir. Puis il repartit à fouiller les tiroirs démunis d’étiquettes jusqu’à en choisir un autre qui lui plaisait. Il l’ouvrit, regarda dedans et, au bout d’un moment, en sortit une boîte en carton doré qu’il emporta dans l’arrière-salle. Il finit par revenir porteur de la boîte, d’un pot vitrifié de couleur vive, et d’une cuillère, et il plaça ces objets en rang sur le comptoir. À l’aide de la cuillère, il transféra un peu du contenu du pot non vitrifié dans le pot vitrifié, essuya l’ustensile avec un chiffon rouge qu’il tira de sous le comptoir, versa dans le pot vitrifié deux cuillerées de la fine poudre pareille à du talc que renfermait la boîte dorée, et entreprit de touiller sa mixture avec une infinie patience.

— Cela rendra l’écorce bien lisse, dit-il.

— L’écorce, répéta Sutty.

Il sourit et, posant la cuillère, se lissa le dos de la main avec la paume de l’autre.

— Le corps ressemble à un arbre ?

— Ah, dit-il de la façon dont Akidan l’avait dit.

Un assentiment, assorti d’une certaine réserve. Oui, mais pas tout à fait. Oui, mais on n’utilise pas ce mot. Oui, mais inutile d’en parler. Un oui assorti d’une échappatoire.

— Dans le nuage noir qui descend du ciel… l’arbre… fourchu… deux fois fourchu… ?

Sutty s’efforçait de déchiffrer une inscription effacée, mais magnifiquement dessinée, en haut d’un des murs.

Il abattit une main à grand bruit sur le comptoir et se plaqua l’autre sur les lèvres.

Sutty tressaillit.

Ils se dévisagèrent. Le vieil homme abaissa sa main. Malgré sa réaction, il paraissait toujours serein. Peut-être souriait-il.

— Pas à haute voix, yoz, souffla-t-il.

Sutty continua de le dévisager, puis ferma la bouche.

— De vieux décors, voilà tout, poursuivit-il. Du papier peint désuet. Des points et des traits dénués de sens. Il vit des gens désuets par ici. Ils laissent ces vieux décors au lieu de repeindre les murs en blanc tout propre. En blanc muet. Le silence est une chute de neige. Bien, yoz et honorable cliente, cet onguent permet à la peau de mieux respirer. Voulez-vous l’essayer ?

Elle trempa son doigt dans le pot et étala un peu de crème de couleur pâle sur ses mains.

— Oh, parfait. Et quelle bonne odeur ! Comment cela s’appelle-t-il ?

— Le parfum, c’est de l’herbe immimi, la composition de l’onguent, un secret, et le prix, rien.

Sutty avait pris le pot et l’admirait ; il s’agissait sans nul doute d’une pièce antique, en verre massif verni, nantie d’un couvercle qui se vissait, une véritable œuvre d’art.

— Oh, non, non, non, dit-elle.

Mais le vieil homme leva ses mains jointes comme l’avait fait Iziézi et baissa la tête avec tant de dignité qu’elle n’eut pas le courage de protester davantage. Elle imita son geste. Puis elle sourit et demanda :

— Pourquoi ?

— …l’arbre à foudre deux fois fourchu s’élance du sol, dit-il d’une voix presque inaudible.

Après un temps, elle leva les yeux vers l’inscription et vit qu’elle s’achevait par les mots qu’il venait de prononcer. Leurs regards se croisèrent de nouveau. Puis il se retira dans son recoin obscur et, son cadeau serré entre ses mains, elle sortit et cilla face à l’éclat du jour.

Elle s’interrogea tout au long du dédale de rues qu’elle descendait pour regagner son auberge. Il semblait que le Mobile d’abord, le Moniteur ensuite et enfin le Fertiliseur, ou quel que soit son nom, l’avaient cooptée sans difficulté, impliquée dans leur projet sans lui dire de quoi il retournait. Tong : trouvez les gens qui savent les histoires et faites-moi part de vos découvertes. Le Moniteur : évitez les dissidents réactionnaires et faites-moi part de vos découvertes. Quant au Fertiliseur, avait-il acheté son silence ou récompensé ses paroles ? Elle penchait pour la seconde option. Si elle avait une certitude, c’était que son ignorance des tenants et aboutissants de la situation représentait un danger, pour elle-même ou pour d’autres personnes.

Avide de puissance technologique et de liberté intellectuelle, le gouvernement de ce monde avait mis le passé hors la loi. Elle ne sous-estimait pas l’hostilité de l’État corporatiste akien envers les « vieux décors » et ce qu’ils signifiaient. Habitudes, mœurs, manières, idées et dévotions ancestrales ne pouvaient, aux yeux d’un pouvoir qui avait proscrit l’histoire, la tradition et les coutumes, qu’apparaître comme propagatrices de fléaux, cadavres puants à brûler ou à enterrer. Il fallait effacer l’écriture qui les préservait.

Si les films éducatifs et les quasis historiques qu’elle avait étudiés à la capitale se fondaient sur des faits réels, ce qui devait être le cas, au moins partiellement, les spectateurs actuels avaient vu de leur vivant des hommes et des femmes écrasés par la chute des murs de leurs temples, brûlés vifs avec les livres qu’ils essayaient de sauver, emprisonnés à vie pour avoir enseigné la sédition passéiste et l’idéologie réactionnaire. Films et quasis, pour glorifier la guerre contre hier, dépeignaient bombardements, autodafés et destructions en termes épiques. De vaillants jeunes gens des deux sexes se libéraient de parents stupides, de prêtres malhonnêtes, de maîtres superstitieux, de suppôts de la réaction, et brûlaient sans sourciller la forêt pestilentielle de l’erreur pour planter le verger de la vérité ; dénonçaient le vil professeur cachant un dictionnaire d’idéogrammes sous son lit ; faisaient sauter les sales nids où s’entassaient les poisons de l’ignorance ; abattaient les fragiles remparts de la superstition ; et, main dans la main, prenaient la tête de la Marche vers les Étoiles afin de guider leurs camarades producteurs-consommateurs.