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Elle les écouta donc évoquer examens, mentions, et voyages d’agrément. Personne ne parlait de lecture, ni de la teneur des cours, à part deux étudiants, non loin d’elle, qui discutaient de la meilleure façon d’apprendre aux enfants de la maternelle à utiliser les toilettes. Le garçon soutenait que la honte constituait la meilleure incitation. « Essuie-les et souris », répondit la fille. Son interlocuteur, irrité, se lança alors dans un véritable discours sur la nécessaire intégration dans le groupe, l’apprentissage de l’éthique et le laxisme en matière d’hygiène.

Sur le chemin du retour, Sutty se demanda si la culture akienne se basait sur la culpabilité, la honte ou un sentiment spécifique. Comment se pouvait-il que tout le monde veuille aller dans la même direction, parler la même langue, croire aux mêmes valeurs ? Par peur d’être mauvais, ou par peur d’être différent ?

Mais elle en revenait à la peur. C’était son problème, pas le leur.

Elle trouva son hôtesse infirme installée sur le pas de sa porte. Elles se saluèrent timidement, en usant de formules de politesse illégales. Pour faire la conversation, Sutty dit :

— J’adore vos thés. Bien meilleurs que l’akakafi.

Si Iziézi ne plaqua pas une main sur son accoudoir ni l’autre sur sa bouche, elle tressaillit, et dit « Ah ! » du même ton que le Fertiliseur. Après un long silence, elle répondit, prudemment, en raccourcissant le mot inventé :

— Mais l’akafi vient de votre pays.

— Certains peuples de la Terre boivent un breuvage similaire. Pas le mien.

Iziézi semblait tendue. Le thème paraissait ardu.

Si chaque sujet était un champ de mines, se dit Sutty, il n’y avait qu’à se frayer un chemin parmi les explosions.

— Vous non plus, vous n’aimez pas ça ?

Iziézi grimaça. Après un âpre silence, elle déclara :

— C’est mauvais pour les gens. Ça assèche la sève et ça désorganise la circulation. Les gens qui boivent de l’akafi, ils ont les mains qui tremblent, le cœur qui bat trop vite. En tout cas, c’est ce qu’on disait. Avant. Il y a longtemps. Ma grand-mère le disait. Tout le monde en boit maintenant. C’était une de ces vieilles règles, vous voyez. Les règles modernes ont changé. Les gens modernes aiment l’akafi.

Prudence ; confusion ; conviction.

— Au début, je n’aimais pas le thé du petit déjeuner, et puis si. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça fait ?

Le visage d’Iziézi se détendit.

— C’est du bézit. Il enclenche la circulation et réunit. Il rafraîchit un peu le foie, aussi.

Sutty, faute de savoir la traduction d’« herboriste », dit :

— Vous êtes… professeur d’herbes.

— Ah !

L’explosion d’une petite mine. Un petit avertissement.

— Les professeurs d’herbes sont respectés et honorés, dans mon pays, dit Sutty. Beaucoup sont médecins.

Iziézi ne répondit rien, mais, peu à peu, son visage se détendit de nouveau.

Alors que Sutty se détournait pour entrer, l’infirme dit :

— Je vais au cours de sport dans quelques minutes.

De sport ? Sutty jeta un coup d’œil sur les bâtonnets immobiles qui pendaient aux genoux d’Iziézi.

— Si vous n’en avez pas trouvé et que vous voulez venir…

La Corporation encourageait la gymnastique. Chacun à Dovza-Ville appartenait à un Gymnogroupe et fréquentait un cours d’éducation physique. Plusieurs fois par jour, les haut-parleurs beuglaient une musique martiale et des « Un ! Deux ! », et usines et bâtiments administratifs déversaient dans les rues et les cours leurs producteurs-consommateurs prêts à sauter, à s’étirer, se fléchir et se balancer à l’unisson. En sa qualité d’étrangère, Sutty avait presque toujours réussi à éviter ces groupes ; mais elle avisa le visage usé d’Iziézi et dit :

— J’aimerais beaucoup.

Elle alla trouver une place d’honneur pour son joli pot d’onguent dans sa salle de bains et passer un pantalon ample à la place de son caleçon. Quand elle sortit, Iziézi s’appuyait sur des béquilles pour se hisser dans un petit fauteuil roulant électrique de fabrication corporatiste et de modèle Spatial. Sutty loua sa conception.

— Il fonctionne bien en terrain plat, dit Iziézi.

Et l’infirme de remonter, non sans à-coups, la rue en pente au pavé disjoint, escortée par Sutty, qui l’assistait dès que le fauteuil se coinçait, soit tous les deux mètres environ. Elles arrivèrent devant un bâtiment bas, avec des lucarnes sous l’avant-toit et une double porte. Jadis, un des panneaux avait été rouge, l’autre bleu. Le motif de nuages bleus et rouges peints dessus transparaissait en rose et gris spectraux sous les couches de chaux. Iziézi fonça droit sur la porte, dont les deux battants s’ouvrirent à la volée sous le choc. Sutty entra à sa suite.

À l’intérieur, il faisait, semblait-il, noir comme dans un four. Si Sutty s’habituait à ces passages de la pénombre du dedans à l’éclat aveuglant du dehors et vice versa, ce n’était pas le cas de ses yeux. Une fois entrée, Iziézi marqua une pause pour lui laisser le temps de retirer ses chaussures et de les poser sur une étagère, au bout d’une file indistincte de chaussures toutes pareilles modèle Vers-les-astres en toile noire, bien entendu. Puis l’infirme se lança sans sourciller à vive allure sur une longue rampe descendante qui la déposa devant un banc contre lequel elle gara son fauteuil avant de se hisser dessus. Il paraissait placé en bordure d’un vaste tapis qui se perdait dans l’obscurité ouatée.

Sutty discernait de vagues silhouettes assises en tailleur ici et là sur le tapis. Il y avait un unijambiste calé sur le banc près d’Iziézi, laquelle posa ses béquilles et leva les yeux sur elle avant de tapoter le tapis. La porte s’ouvrit et se referma sur un nouveau venu ; Sutty aperçut, dans la brève clarté grise, le beau sourire d’Iziézi, vision étonnante et touchante.

Elle s’installa, en tailleur, les mains dans son giron. Pendant un long moment, rien ne se passa. Ça n’avait rien de commun avec les cours de sport auxquels elle avait pu assister et ça lui convenait d’autant mieux. Les participants entraient par un ou par deux, en silence. Lorsqu’elle finit d’accommoder, elle constata que la pièce était immense, et sans doute presque entièrement souterraine. Ses longues lucarnes à ras de plafond, faites d’un verre bleuté épais, ne laissaient filtrer qu’une lumière diffuse. Le plafond, quant à lui, formait un dôme, ou une série d’arches ; c’est à peine si elle distinguait ses poutres sombres, ramifiées. Elle réprima sa curiosité et se concentra sur sa respiration tout en tâchant de rester lucide.

Hélas, en ce qui la concernait, méditation et sommeil semblaient toujours devoir aller de pair. Le simple fait que son voisin le plus proche commence à fluctuer à l’instar des idéogrammes sur le mur de la boutique du Fertiliseur n’éveilla en elle qu’un intérêt songeur. En se redressant un peu, elle constata qu’il levait les bras de façon à faire entrer en contact le dos de ses mains au-dessus de sa tête, puis les baissait en suivant un rythme lent et régulier accordé sur sa respiration. Iziézi et d’autres l’imitaient sur un rythme plus ou moins semblable. Cette gestuelle sereine, silencieuse, évoquait des méduses dans un aquarium peu éclairé. Elle se joignit à la pulsation générale.

Un par un, ici et là, des participants ajoutaient d’autres mouvements, tous sur le rythme lent d’une respiration. Il y avait des temps de repos, puis la fluctuation, étirer relâcher, inspirer expirer, recommençait, une vague silhouette après l’autre. Un son, doux, très doux, accompagnait l’exercice, murmure rythmique sans paroles, musique du souffle sans origine apparente. À l’autre bout de la salle, une silhouette grandit peu à peu, blanchâtre, ondulante : un homme ou une femme debout, accomplissant les mouvements de bras en se penchant en avant, en arrière ou sur le côté. Deux ou trois autres personnes se levèrent tout aussi souplement, comme dépourvues de charpente osseuse, et, les mains tendues, se balancèrent, sans décoller un pied du sol, évoquant plus que jamais une faune ou une flore marine enracinée – anémones, forêt d’algues –, tandis que l’incessante mélopée qui hésitait au seuil de l’audible montait et descendait, telle la houle…