Lumière, bruit – fracas et blancheur, comme si le toit avait été arraché. Des ampoules carrées nues brillaient d’un éclat aveuglant, pendues à des voûtes poussiéreuses. Sutty resta assise, horrifiée, alors que, tout autour d’elle, les gens se levaient d’un bond pour sautiller, caracoler, décocher des coups de pied en l’air, et qu’une voix rauque hurlait :
— Un ! Deux ! Un ! Deux ! Un ! Deux !
Elle tourna la tête vers Iziézi qui, assise sur son banc, marionnette au bout de ses fils, frappait l’air de ses poings, un, deux, un, deux. Son voisin unijambiste battait la mesure avec sa béquille en criant la cadence.
Croisant son regard, Iziézi lui fit signe de se lever.
Elle se leva donc, obéissante mais écœurée. Réussir une aussi belle méditation collective et la gâcher par cette séance de musculation ridicule… qu’est-ce qui leur prenait ?
Deux femmes en bleu et marron clair descendaient la rampe à grands pas derrière un homme en bleu et marron clair. Le Moniteur. Il posa aussitôt les yeux sur elle.
Elle se tenait au milieu des autres, tous immobiles, à part les poitrines qui se soulevaient et retombaient dans une respiration précipitée.
Personne ne prononça un mot.
L’interdiction des formules serviles, et notamment de toute phrase saluant une arrivée ou un départ, laissait des trous dans le tissu des relations sociales, des gouffres qu’il fallait franchir par un léger effort, une tension fréquente. Les Akiens citadins s’étaient habitués à cette affectation et n’en avaient sans doute même plus conscience, mais Sutty la ressentait toujours ; les gens d’ici aussi, semblait-il. Le silence imposé par les trois personnes sur la rampe mettait les autres en position d’infériorité, et ils n’avaient aucun moyen de le désamorcer. L’unijambiste finit par s’éclaircir la gorge et par déclarer, non sans bravade :
— Nous accomplissons les exercices de gymnastique hygiénique prescrits par le manuel de santé à l’usage des producteurs-consommateurs de la Corporation.
Les deux femmes escortant le Moniteur échangèrent un regard las et irrité, sur le mode du je-le-savais.
Le Moniteur s’adressa à Sutty depuis la rampe comme s’ils se trouvaient tout seuls dans la pièce :
— Vous êtes venue ici faire de la gymnastique ?
— Nous avons des exercices très similaires dans mon pays, dit-elle avec une éloquence née de sa consternation et de son indignation. Je suis ravie de trouver un groupe pour les pratiquer ici. L’exercice physique est souvent d’autant plus profitable qu’il est pratiqué au sein d’un groupe motivé. C’est du moins ce qu’on croit dans mon pays, sur Terre. Et, bien sûr, j’espère apprendre de nouveaux exercices auprès de mes hôtes.
Sans montrer la moindre réaction, sinon un bref temps d’arrêt, le Moniteur se détourna et suivit les femmes en bleu et marron clair qui remontaient la rampe. Elles sortirent. Il s’arrêta juste devant la double porte pour observer la salle.
— On continue ! s’époumona l’unijambiste. Un ! Deux ! Un ! Deux !
Tout le monde donna des coups de poing et des coups de pied dans le vide et sautilla frénétiquement pendant cinq ou dix minutes. Sutty, d’abord galvanisée par une vraie rage qui s’épuisa dans ces exercices absurdes, termina la séance avec l’envie de rire, de rire pour se débarrasser de sa crainte.
Elle poussa le fauteuil d’Iziézi en haut de la rampe et dénicha ses chaussures parmi celles qui étaient alignées. Le Moniteur se tenait toujours devant la porte. Elle lui sourit.
— Vous devriez vous joindre à nous, dit-elle.
Il la considéra d’un regard distant, critique, dénué de la moindre sympathie. C’était la Corporation qui la fixait ainsi et qui, ce faisant, lui déniait toute individualité.
Elle sentit qu’elle arborait une expression différente, tout à coup, qu’elle le toisait d’un air incrédule, dédaigneux, comme s’il était une vermine déplaisante. Erreur ! Erreur ! Trop tard. Elle l’avait dépassé, elle émergeait dehors, dans la fraîcheur du soir.
Elle continua de tenir le fauteuil pour aider Iziézi à zigzaguer d’ornière en nid-de-poule et pour se détacher de la haine subite que le Moniteur lui avait inspirée.
— Je vois ce que vous voulez dire par terrain plat.
— Il n’y a… rien de… plat, par… ici, balbutia Iziézi.
Cramponnée à ses accoudoirs, elle désigna pourtant les vastes parois du Silong qui brillait d’un éclat doré au-dessus des collines et des toits que le crépuscule obscurcissait déjà.
Une fois dans le vestibule de la pension, Sutty dit :
— J’espère participer à un autre de vos cours, un de ces jours.
Iziézi eut un geste soit d’assentiment, soit d’excuse.
— J’ai préféré la partie la plus calme, ajouta Sutty.
Comme elle n’obtenait aucun sourire, aucune réponse en retour, elle enchaîna :
— J’aimerais vraiment apprendre ces mouvements. Ils sont superbes. Ils ont l’air d’avoir un sens.
Iziézi ne disait toujours rien.
— Existe-t-il un livre que je pourrais étudier ?
La question semblait aussi prudente que téméraire.
Iziézi pointa son doigt vers la salle commune, où un moniteur vidéo/quasi trônait, aveugle, dans un angle. Une pile de bandes corporatistes s’élevait juste à côté. En plus des manuels dont chaque année voyait une édition remise à jour, vous receviez souvent de nouvelles bandes destinées à l’information, la formation, l’inspiration ou la propagande. En faculté, au travail, étudiants et employés devaient passer des examens à leur sujet, programmés ou non. La Maladie ne justifie pas l’ignorance ! clamaient les voix chaudes des vidéos corporatistes montrant des ouvriers hospitalisés qui commucipaient avec enthousiasme à un quasi consacré au moulage plastique. La richesse se mérite, et le mérite vous enrichit ! chantait le chœur sur la vidéo éducative dévolue au Capital-Labeur. L’essentiel de la littérature que Sutty avait étudiée se composait d’œuvres de ce genre, de style poétique et lyrique. Elle considéra la pile d’un regard noir.
— Le Manuel de santé, murmura vaguement Iziézi.
— Je pensais à quelque chose que je lirais dans ma chambre, la nuit. Un livre.
— Ah !
Cette fois-ci, la mine avait détoné tout près d’elle. Un silence s’ensuivit.
— Yoz Sutty, chuchota l’infirme, les livres…
Un nouveau silence, pesant.
Sutty s’entendit, comble de l’absurde, chuchoter aussi :
— Je ne voudrais pas vous mettre en danger.
Iziézi haussa les épaules : en danger ? et alors ? tout n’est que danger, disait son geste.
— Il semble que le Moniteur me suive.
Iziézi eut un geste qui signifiait : mais non, mais non.
— Ils viennent souvent au cours. On a quelqu’un pour surveiller la rue, allumer les lumières. Alors, on…
Et, avec lassitude, elle boxa le vide, un ! deux !
— Dites-moi les punitions, yoz Iziézi.
— Pour les anciens exercices ? On reçoit une amende. Ou on perd son permis. Peut-être qu’on doit juste aller à la Préfecture ou au Lycée étudier les Manuels.
— Et pour un livre ? Qu’on possède, qu’on lit ?