— Un… vieux livre ?
Sutty fit le geste qui signifiait : oui.
Iziézi hésitait à répondre. Elle baissa les yeux. Enfin :
— Peut-être beaucoup de problèmes, murmura-t-elle.
L’infirme était assise dans son fauteuil roulant. Sutty se leva. Le jour avait fini de déserter la rue. Le mur du Silong au-dessus des toits baignait dans une lueur rouille terne. Son sommet, lointain, éclatant, brillait encore d’un éclat doré.
— Je sais lire l’écriture ancienne. Je veux apprendre les façons d’antan. Mais je ne veux pas que vous perdiez votre permis de pension, yoz Iziézi. Adressez-moi à quelqu’un qui ne sera pas l’unique soutien de son neveu.
— Akidan ? dit Iziézi avec une énergie retrouvée. Oh, il vous ferait monter tout droit jusqu’à la Racine Maîtresse !
Puis elle plaqua une main sur un de ses accoudoirs et l’autre sur sa bouche.
— Il y a tant de choses interdites, dit-elle derrière sa main tout en posant sur Sutty un regard presque madré.
— Et oubliées ?
— Les gens se souviennent… ils savent, yoz. Je ne sais rien. Ma sœur savait. Elle était instruite. Pas moi. Je connais des… érudits. Mais jusqu’où voulez-vous aller ?
— Jusqu’où mes guides m’emmènent par gentillesse.
Elle avait puisé la tournure de phrase, non pas dans les Exercices avancés de grammaire à l’usage des Barbares, mais dans le fragment de livre, la page incomplète recelant le dessin d’un homme pêchant du haut d’un pont et quatre lignes d’un poème :
— Ah, dit Iziézi.
Ce n’était pas l’explosion d’une mine, mais un long soupir.
4.
Si le Moniteur la tenait à l’œil, elle n’irait nulle part ni ne trouverait rien sans que quelqu’un – elle, ou d’autres – en pâtisse. Et il était là pour la surveiller : il l’avait dit à mots couverts, mais non, elle n’avait pas écouté. Elle avait tardé à comprendre que les cadres de la Corporation ne voyageaient pas en bateau, mais en avion ou en hélico de la Corporation. Elle s’était persuadée de sa propre insignifiance au point de se fourvoyer sur les raisons de la présence de cet homme et de négliger sa mise en garde.
Elle n’avait pas écouté non plus ce que Tong lui avait dit : qu’elle le veuille ou non, qu’elle l’apprécie ou non, elle avait de l’importance. Elle représentait l’Ékumen sur Aka. Et le Moniteur lui avait dit, sans qu’elle y prête attention, que la Corporation l’avait autorisé à empêcher l’Ékumen – autrement dit, à l’empêcher, elle – d’enquêter, et de mettre au jour la survie de pratiques réactionnaires, d’idéologies aussi pourries que des cadavres.
Un chien dans un cimetière, voilà comment il la voyait. Éloignez donc ce chien de la tombe de cet homme/Si vous ne voulez le voir violer son dernier somme…
— Tu as un héritage anglo-indien.
C’était ce que lui disait l’oncle Hurree, le regard triste et fier sous ses sourcils blancs broussailleux.
— Il faut que tu saches Shakespeare et les Upanishads, Sutty. Que tu connaisses la Baghavad-Gita et les Lakistes[1].
Elle les connaissait. Elle connaissait trop de poètes. Poètes, poèmes, chagrin… elle en savait beaucoup plus que le strict nécessaire. Elle avait donc cherché à être ignorante. À venir en un lieu où elle ne saurait rien. Et sa réussite avait dépassé ses attentes.
Après avoir examiné la situation sous tous les angles dans la quiétude de sa chambre, après de longs moments d’indécision, d’angoisse, et des instants de désespoir, elle expédia son premier rapport à Tong Ov – et, incidemment, à l’Office de la paix et de la surveillance, au ministère des Affaires socioculturelles, et autres divisions de l’État corporatiste interceptant toutes les communications parvenant au bureau de l’Envoyé. Il lui fallut deux jours pour rédiger ces deux pages. Elle décrivit le voyage en bateau, le paysage, la ville ; évoqua la nourriture, l’air des montagnes, délicieux l’une comme l’autre ; et demanda une prolongation de son séjour, qui s’avérait à la fois plaisant et instructif, malgré la gêne occasionnée par un cadre bien intentionné mais trop zélé qui estimait nécessaire de limiter les conversations et les échanges qu’elle pourrait avoir avec les gens d’ici.
L’État corporatiste d’Aka, quoique enclin à contrôler tout et tout le monde, voulait également satisfaire et impressionner ses visiteurs de l’Ékumen. Être à la hauteur, aurait dit oncle Hurree. Tong excellait à utiliser cette seconde motivation dans le but de limiter les excès de la première ; mais le message qu’elle lui faisait parvenir risquait de lui causer du tort, à lui. La Corporation le laissait envoyer une Observatrice dans une région « primitive », mais dépêchait de son côté son propre Observateur afin d’observer ladite Observatrice…
Elle attendit, avec la certitude grandissante que Tong serait forcé de la rappeler à la capitale. Penser à Dovza-Ville lui fit réaliser à quel point elle avait envie de rester dans ces montagnes. Au cours des trois jours suivants, elle parcourut les champs avoisinants et marcha le long du fleuve aux eaux bleu glace – simple torrent, ici, non loin de sa source –, elle dessina le Silong dominant les toits parafés d’Okzat-Ozkat, entra dans son noteur les recettes succulentes d’Iziézi, mais évita d’accompagner celle-ci au « cours de gymnastique », parla devoirs scolaires et sports avec Akidan, mais se garda de nouer conversation avec des inconnus ou des passants – bref, se comporta en touriste la plus innocente possible.
Depuis son arrivée dans la bourgade, elle dormait bien, sans souffrir des réminiscences qui troublaient son sommeil à Dovza-Ville ; mais, durant l’attente de la réponse de Tong, elle se réveilla chaque nuit, dans le noir, dans l’Enclave.
La première nuit, elle était dans le minuscule salon de l’appartement de ses parents, et regardait Dalzul au quasi. Père, qui était neurologue, abominait les programmes RV.
— Mentir au corps, c’est encore pire que de le torturer, grommelait-il en prenant le même air que l’oncle Hurree.
Il avait depuis longtemps déconnecté les modules RV de l’appareil, lequel fonctionnait désormais comme une télé holo. Sutty, qui avait grandi au village sans autres liens avec l’extérieur que des transistors et l’antique poste de télévision 2-D de la salle communale, ne regrettait pas la RV. Elle étudiait, mais elle fit pivoter sa chaise pour voir l’Envoyé de l’Ékumen debout sur le balcon du Sanctuaire, flanqué des Pères en robe blanche. Sur leurs masques en mylar, le reflet de la foule immense, des centaines de milliers de personnes massées sur la Grand-Place, n’était qu’une petite tache de couleur. Le soleil brillait sur les cheveux blonds de Dalzul, ses cheveux stupéfiants. L’Ange, l’appelait-on désormais, le Héraut de Dieu, le Messager Divin. Face à de tels surnoms, Mère raillait et grognait, mais elle le regardait et l’écoutait avec l’attention et la dévotion d’un uniste, comme chacun dans le monde. Comment pouvait-il apporter l’espoir aux fidèles comme aux incroyants en même temps et dans les mêmes termes ?
— Je voudrais me méfier de lui, dit-elle. Mais je n’y arrive pas. Il va le faire… il va mettre les Pères mélioristes au pouvoir. Incroyable ! Il va nous libérer.
Sutty, pour sa part, n’avait aucun problème à le croire. Oncle Hurree, l’école, et sa propre conviction intime lui disaient que le Règne des Pères sous lequel elle avait passé toute son existence était une aberration. L’unisme était une réaction de panique aux famines et aux pandémies, un accès de culpabilité globale et d’expiation hystérique qui menaçait de culminer en une orgie de violence… jusqu’au moment où l’« Ange » descendu des « Cieux » avait, par la magie de son talent oratoire, modifié la nature de la ferveur. Au lieu de la destruction, l’amour universel. La tolérance à la place du génocide. Une question de moment opportun, un simple retournement de situation. Nanti de la sagesse de ses maîtres hainiens, qui avaient vécu de telles péripéties mille fois au cours de leur histoire infinie, et de la ruse de ses ancêtres, les Terriens blancs qui avaient convaincu toute la population de la planète que leur mode de vie était le seul acceptable, il lui avait suffi de poser le doigt sur un plateau de la balance pour transmuer la haine universelle en amour universel. Dès lors, la paix et la raison allaient retrouver leur juste place, et la Terre la sienne parmi les mondes paisibles et raisonnables de l’Ékumen. Sutty avait vingt-trois ans et elle n’avait aucun mal à y croire.
1
La Baghavad-Gita et les Upanishads sont des textes sacrés hindouistes. On donne aux poètes romantiques anglais dits de la première génération, dont les représentants les plus célèbres furent Coleridge et Wordsworth, le surnom de « Lakistes », parce qu’ils célébraient la beauté des lacs du nord-ouest de l’Angleterre. (