Ainsi débuta son éducation. Plus tard, cependant, elle se dirait que cela avait débuté quand, assise à la petite table, dans la maison d’Iziézi, elle avait senti pour la première fois le goût de cette nourriture sur sa langue.
Un des historiens de Darranda a dit qu’apprendre une croyance sans croire soi-même, c’est chanter une chanson sans la mélodie.
La souplesse, l’obéissance, la volonté de considérer ces notes comme les notes justes, ce motif comme le vrai motif, voici l’attitude que doit adopter qui joue, traduit, comprend. La tournure d’esprit, l’émotion n’a nul besoin de perdurer, et pourtant elle est sincère : implication plus profonde que la suspension d’incrédulité nécessaire à la vision d’une pièce de théâtre, mais bien moins forte qu’une conversion. C’était là ce que professaient les maîtres de Sutty, venus au Chili de bien des mondes lointains pour enseigner à Valparaiso. Elle n’avait jamais eu de raison de douter de leur enseignement.
Elle était à son tour venue sur Aka pour apprendre à en chanter la mélodie ; et, enfin, lui semblait-il, loin de la ville et de son bruit incessant, elle commençait à en distinguer les notes.
Jour après jour, elle les enregistrait – observations, impasses, contradictions, hypothèses, spéculations, toutes sortes d’informations sur toutes sortes de sujets, pièces d’un puzzle qui, en dépit de sa complexité, ne représentait guère que l’ébauche d’un coin de la vaste étendue qu’elle avait à explorer : un mode de pensée et un mode de vie échafaudés au long de milliers d’années par la grande majorité des êtres humains de ce monde, entrelacs complexe mêlant symboles, métaphores, correspondances, théories, cosmologie, cuisine, gymnastique rythmique, physique, métaphysique, chimie, alchimie, métallurgie, physiologie, médecine, psychologie, calligraphie, numérologie, herboristerie, diététique, mythes, légendes, paraboles, poésies, histoire et récits.
Dans cette jungle, elle cherchait des institutions qu’on pouvait décrire, des idées qu’on pouvait définir : du concret. La plupart des religions s’entourent d’une architecture bien spécifique ; de fait, les bâtiments d’Okzat-Ozkat dont la double porte représentait l’Arbre étaient jadis des temples, umyazu, un mot désormais proscrit. Que se passait-il dans les umyazu ? Eh bien, lui disait-on, les gens allaient là-bas pour écouter. Mais quoi ? Oh, les récits, bien sûr. Qui disait les récits ? Oh, les maz. Ils habitaient là. Certains d’entre eux…
Sutty finit par comprendre que les umyazu tenaient du monastère, de l’église, mais surtout de la bibliothèque : des lieux où les professionnels rassemblaient et conservaient les livres, et où l’on venait apprendre à les lire, et les lire, et les entendre lire. Il y avait dans les régions plus riches de vastes umyazu, plus riches eux aussi, où l’on allait en pèlerinage admirer les trésors de la bibliothèque et « entendre le Dit ». Ils avaient été détruits, rasés, dynamités, sauf le plus vieux et le plus célèbre, la montagne Dorée, loin à l’est.
Un quasi de source officielle vu à Dovza-Ville lui avait appris que la montagne Dorée avait été transformée en Site corporatiste d’adoration du dieu de la Raison, culte créé de toutes pièces, sans autre existence que ce site touristique et les slogans et annonces de la Corporation. Le bâtiment avait été vidé puis réaménagé, toutefois. Dans le quasi, on voyait des machines retirer les livres d’immenses salles d’archives souterraines, puis des pelles mécaniques les déverser dans des camions, et enfin des rouleaux compresseurs les réduire en pâte à papier qui servirait de remblai. Le spectateur du quasi conduisait une de ces machines sur un fond musical entraînant et primesautier. Elle avait interrompu la diffusion au milieu de cette scène et déconnecté les modules RV de l’appareil et ne s’était plus jamais immergée dans un quasi corporatiste, même si elle rebranchait les modules tous les soirs lorsqu’elle quittait la cabine de recherches du ministère central de l’Art et de la Poésie qui lui était dévolue.
Un tel souvenir la disposait à la sympathie envers cette religion, si c’était bien une religion qu’elle étudiait, mais la prudence et le doute venaient rééquilibrer son point de vue. Il fallait se garder des opinions, de la théorie, s’en tenir aux faits, à l’observation. Bien que le sujet soit proscrit, banni, les gens lui en parlaient sans réserve et répondaient en toute confiance à ses questions. Elle n’eut aucun mal à découvrir quels étaient les cycles et les motifs, annuels ou liés à la vie entière, suivant lesquels on pratiquait le jeûne, l’indulgence, l’abstinence, un rite de passage, une fête ou une célébration. Ces pratiques, qui évoquaient en général celles de la plupart des religions qu’elle connaissait un tant soit peu, étaient de fait, désormais, souterraines, secrètes ou si profondément, si discrètement intégrées au tissu du quotidien qu’en aucun cas les Moniteurs de l’Office socioculturel ne pouvaient pointer un acte spécifique et le juger illégal.
Pour trouver un exemple de la survie aussi avérée que clandestine de ces pratiques illicites, il suffisait de consulter le menu de n’importe quel petit restaurant ouvrier d’Okzat-Ozkat. Affiché sur un panneau près de la porte, et rédigé en alphabet moderne, il présentait, en plus de l’akakafi, tous les aliments produits par la Corporation et promus, distribués et vendus sur tout Aka par le Bureau de la santé publique et de la nutrition : des plats à taux protéinique élevé, enrichis en vitamines, préparés dans de vastes agrofabriques, et qu’il ne restait qu’à réchauffer. Les restaurants en stockaient sous la forme de conserves ou de surgelés, et seuls quelques clients en demandaient. Dans ces estaminets, d’habitude, personne ne commandait. On s’asseyait, on saluait le serveur, puis on attendait de se voir servir les aliments frais et la boisson qui convenaient au jour, à l’heure, à la saison et au climat, selon un régime immémorial visant à garantir une longue vie et une santé de fer. Ainsi qu’une bonne digestion ou un cœur en paix, les deux expressions étant synonymes.
Lors d’une de ses longues sessions nocturnes, alors que l’automne finissait et qu’assise sur le tapis rouge de la pièce si calme qui lui servait de chambre elle entrait ses réflexions dans son noteur, elle définit le Système akien comme une religion de type bouddhique ou taoïste, dont elle avait appris au cours de son éducation terrienne que les Hainiens, avec leur passion pour les listes et les catégories, la qualifiaient de « religion du processus ».
— Il n’existe pas de terme indigène pour Dieu, les dieux ou le divin, dicta-t-elle. Les bureaucrates corporatistes ont inventé un mot signifiant Dieu et institué un théisme d’État lorsqu’ils ont découvert que le concept de la divinité était important sur les mondes qu’ils prenaient pour modèles. Ils ont compris que la religion peut être un outil de pouvoir. Mais, ici, « dieu » est un mot dénué de références. Pas de majuscule. Pas de créateur, juste la création. Pas de père éternel pour récompenser et châtier, justifier l’injustice, ordonner la cruauté, offrir le salut. L’éternité n’est pas un point final, mais bien une continuité. La division primale de l’être en principes matériel et spirituel ? Deux-en-un, l’un sous deux aspects. La Nature et la Surnature à égalité. Pas de paire Ténèbres/Lumière, Mal/Bien, ou Corps/Âme. Pas de vie après la mort, ni de renaissance, ni d’âme immortelle désincarnée. Pas de paradis, pas d’enfer. Le Système akien est une discipline spirituelle, aux objectifs spirituels, mais les objectifs qu’elle cherche à atteindre dans le domaine du bien-être corporel et éthique sont les mêmes. L’action juste est sa propre fin. Le dharma sans karma.