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À Dovza-Ville, elle n’avait rencontré personne qui ait su, ou admis savoir, lire l’écriture ancienne. Les questions initiales qu’elle avait parfois posées lui avaient valu tant de désapprobation et de rejet passif qu’elle avait vite appris à se taire sur ce sujet. Les officiels chargés de s’occuper d’elle ne lui avaient jamais rien demandé. On ne se servait plus de ce système de notation depuis des décennies, de sorte qu’il ne leur était pas venu à l’esprit qu’elle puisse le connaître. Il n’était donc pas si absurde de se demander, ainsi qu’elle l’avait fait, si elle était la dernière personne au monde dans ce cas. Cette perspective l’avait proprement terrifiée. Elle avait eu le sentiment de porter le fardeau de toute l’histoire d’un peuple qui n’était pas le sien. Si elle oubliait ne fût-ce qu’un mot, un caractère, un signe de ponctuation, toutes ces vies, tous ces siècles de pensée et d’émotions en seraient diminués d’autant, à jamais.

Elle avait éprouvé un immense soulagement lorsqu’elle avait découvert qu’ici, à Okzat-Ozkat, beaucoup de gens, y compris des enfants, portaient eux aussi ce précieux fardeau. Ils savaient lire et écrire quelques douzaines de caractères, ou quelques centaines ; certains étaient même de véritables lettrés. Les enfants apprenaient l’alphabet et recevaient leur éducation de producteurs-consommateurs dans les écoles de la Corporation ; ils apprenaient les idéogrammes chez eux ou à l’occasion de cours illicites dispensés dans de petites pièces derrière une boutique, un atelier, un entrepôt. Ils s’entraînaient à tracer les caractères sur des ardoises qu’ils pouvaient effacer d’un revers de manche. Leurs tuteurs, c’étaient des ouvriers, des ménagères, des boutiquiers, le petit peuple de la localité.

Ces tuteurs, ces enseignants qui maîtrisaient la langue ancienne et le vieux mode de pensée, ces « érudits », on les appelait maz. Yoz était un terme qui indiquait le respect sur un pied d’égalité ; donner à quelqu’un du « Maz », c’était lui témoigner un respect plus grand encore. En tant que titre, comme Sutty commençait à s’en rendre compte, il désignait un métier spécifique qui n’était ni celui de prêtre, ni celui de professeur, ni celui de docteur, ni celui d’érudit, mais qui en recouvrait certains aspects.

Tous les maz qu’elle rencontrait, et au fil des semaines elle connut la plupart des maz d’Okzat-Ozkat, vivaient dans un dénuement plus ou moins confortable. D’ordinaire, ils exerçaient une profession ou tenaient un commerce afin de suppléer aux émoluments qu’on leur versait pour enseigner, dispenser des remèdes, donner des conseils en matière de diététique ou de santé, présider à certaines cérémonies, par exemple les mariages et les funérailles, ainsi que pour lire et prendre la parole lors de ces veillées qu’on appelait les dits.

Les maz étaient pauvres, non parce que l’ancien mode de vie disparaissait ou ne plaisait qu’aux anciens, mais parce que ceux qui les payaient étaient pauvres. Okzat-Ozkat était une petite ville de durs à cuire, éloignée de tout et dénuée de ressources. Mais les gens pourvoyaient aux besoins de leurs maz, en échange de leur rôle d’enseignants. Ils venaient aux veillées pour écouter les récits et les discussions, et payaient leur tarif en pièces de cuivre, en petites coupures. L’échange se faisait sans honte, ni hypocrisie ; au lieu d’une soi-disant donation, il s’agissait bien d’un salaire : de l’argent contre un service. On amenait beaucoup d’enfants aux dits. Soit ils écoutaient, plus ou moins, soit ils dormaient. Ils ne devaient rien jusqu’à l’âge de quinze ans, puis ils payaient le même tarif que les adultes. Les adolescents aimaient fréquenter les veillées de certains maz spécialisés dans la récitation ou la lecture d’épopées et d’histoires d’amour, comme La guerre de la vallée ou le cycle d’Ézid. Les cours de gymnastique les plus sportifs et les plus martiaux regorgeaient de jeunes gens, hommes et femmes mélangés.

Les maz étaient par contre des gens d’âge mûr, pour la plupart. Là encore, ça n’avait rien à voir avec un quelconque vieillissement, prélude à une disparition. Simplement, ainsi qu’ils l’expliquaient, il fallait toute une vie pour apprendre à marcher dans la forêt.

Sutty voulut savoir pourquoi l’éducation était interminable, mais la tâche nécessaire pour le découvrir semblait, elle aussi, interminable. Quelles étaient les croyances de ces gens ? Que tenaient-ils pour sacré, pour primordial ? Sans cesse, elle creusait plus profond, cherchait les mots au cœur du Dit, les textes sacrés à étudier, à mémoriser. Elle trouva des livres, mais il n’y avait pas de Livre. Pas de Bible. Pas de Coran. Des dizaines d’Upanishads, un million de sutras. Chaque maz lui donnait du matériau supplémentaire. Elle avait déjà lu ou entendu une littérature immense, écrite ou orale, écrite et orale, un corpus de textes dont la plupart existaient dans plus d’un mode et dans plus d’une version. Les dits abordaient une infinie variété de sujets, aujourd’hui encore, même après toutes les destructions.

Au début de l’hiver, elle crut avoir trouvé les textes essentiels du système, un ensemble de poèmes et de traités intitulé La Charmille. Tous les maz en parlaient avec respect et tous le citaient. Elle passa des semaines à l’étudier. Il lui sembla pouvoir établir qu’il avait été écrit mille à mille cinq cents ans plus tôt, en majorité, dans la région centrale du Continent pendant une période de prospérité économique et de fermentation intellectuelle et artistique. Il s’agissait d’un vaste ensemble de discours philosophiques sophistiqués sur l’être et le potentiel, la forme et le chaos ; de méditations mystiques sur le Faire et le Fait ; et de magnifiques poèmes métaphysiques, difficiles, concernant le Un qui est Deux, les Deux qui sont Un ; le tout relié, éclairé et complexifié par les annotations et les commentaires portés au cours des siècles suivants. La nièce de l’oncle Hurree, l’érudite, la pédante, se rua dans cette jungle de significations en désirant s’y perdre des années durant. Seule sa conscience, fardeau incessant, la ramenait au jour, de tout son bon sens, en lui répétant sans relâche : Ce n’est pas le Dit, ce n’est qu’une partie, qu’une petite partie…

Sa conscience reçut enfin un soutien décisif de la part de Maz Oryen Viya, lequel mentionna que le texte de La Charmille que Sutty venait étudier chez lui tous les jours depuis un mois n’était qu’une partie, parfois très différente, du texte qu’il avait vu de nombreuses années auparavant dans un grand umyazu à Amaréza.

Pas de texte canonique. Pas de version définitive. De rien. D’innombrables charmilles, non une seule. La jungle à l’infini, une infinité de jungles à l’infini, leurs significations autant de tigres brûlant comme des soleils, tigres à l’infini…

Sutty acheva de scanner la version d’Oryen Viya à l’aide de son noteur, rangea le cristal, morigéna la pédante qui sommeillait, en elle, et repartit du début.

Ce qu’elle s’efforçait d’apprendre, l’éducation qu’elle s’efforçait de recevoir, n’était pas une religion centrée sur un credo et un livre sacré : il ne s’agissait pas d’un système de croyance, et tous ses livres étaient sacrés. On ne pouvait pas le définir par des symboles ni des concepts, aussi beaux, riches et intéressants qu’ils soient. Et on ne l’appelait pas la Forêt, sauf de temps à autre, ni la Montagne, sauf de temps à autre, mais le plus souvent, semblait-il, le Dit. Pourquoi ?