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Parce que (disait le bon sens, son fardeau) les érudits y passent leur temps à parler, à dire des histoires.

Oui, bien sûr (rétorquait l’intellect, non sans un certain dédain), ils disent des histoires, des paraboles, c’est de cette façon-là qu’ils instruisent. Mais qu’est-ce qu’ils font ?

Elle entreprit d’observer les maz.

Sur Terre, au cours de ses études de langues akiennes, elle avait appris un pronom singulier/dual particulier dont on usait dans le langage courant pour désigner une femme ou un animal au cours de sa grossesse, ou un couple marié. Elle l’avait retrouvé dans La Charmille et nombre d’autres textes, où il faisait référence au tronc unique/double de l’arbre de l’être ainsi qu’aux figures mythiques et héroïques des histoires et des épopées, qui, d’ordinaire, ainsi que les producteurs-consommateurs de la propagande corporatiste, allaient par deux. Ce pronom avait été proscrit par la Corporation. Son emploi – à l’écrit comme à l’oral – était passible d’amende. Elle ne l’avait jamais entendu à Dovza-Ville. Ici, on l’utilisait souvent, quoique jamais en public, cependant, à propos et à l’adresse des professeurs-officiants, les maz. Pourquoi ?

Parce que les maz étaient des couples. Toujours, sans exception. Ils formaient un partenariat sexuel – hétérosexuel ou homosexuel – monogame, à vie. Et au-delà, puisqu’un veuf ou une veuve le restait. Ils prenaient le nom de l’autre et le gardaient. La femme du Fertiliseur, Ang Sotyu, était morte depuis quinze ans, mais il s’appelait encore Sotyu Ang. Ils étaient les deux qui étaient un, l’un qui était deux.

Pourquoi ?

L’enthousiasme la gagnait. Elle était sur la piste du principe central de leur système : les Deux qui sont Un. Elle devait s’attacher à le comprendre.

Des maz serviables mirent à sa disposition toutes sortes de textes plus ou moins pertinents. Elle y découvrit que, de l’interface des Deux, naissent les triples Branches qui se rejoignent pour former les Feuillages qui se composent de Quatre Actions et Cinq Éléments auxquels la cosmologie, la médecine et l’éthique font constamment référence, et qui s’intègrent à l’architecture et forment la base du langage, surtout dans sa forme écrite… Elle se rendit compte qu’elle s’engageait dans une autre jungle, très ancienne, enchevêtrée, exubérante. Elle s’avança jusqu’à sa lisière et jeta un regard sous le couvert, prudente malgré son désir d’y entrer, tandis que sa conscience gémissait derrière elle tel un chien. Un bon chien, un chien du dharma. Elle ne pénétra pas dans la jungle.

Elle se rappela qu’elle comptait découvrir ce que les maz faisaient au juste.

Ils représentaient, racontaient, ou jouaient le Dit. Ils disaient.

Certaines personnes n’avaient que peu de choses à dire. Ils possédaient un livre, un poème, une carte, un traité dont ils avaient hérité ou qu’on leur avait donné et, au moins une fois par an, l’hiver, en général, ils le lisaient, le récitaient, l’exposaient ou le discutaient pour qui le souhaitait. On les appelait poliment des érudits, et on les respectait pour le fait qu’ils détiennent et partagent un pareil trésor, mais ce n’étaient pas des maz.

Les maz étaient des professionnels. Ils consacraient une grande partie de leur temps à acquérir et à partager ce qu’ils avaient à dire, et c’est ainsi qu’ils gagnaient leur vie.

C’étaient ceux qui se spécialisaient comme officiants qui ressemblaient le plus aux prêtres des religions terriennes conventionnelles : ils présidaient aux rites de passage, aux mariages, aux funérailles, ils accueillaient les nouveau-nés dans la communauté, célébraient le quinzième anniversaire, considéré comme une des occasions les plus importantes et les plus bénéfiques (un plus deux plus trois plus quatre plus cinq). Leurs dits étaient plutôt stéréotypés : chants, rituels, récitations d’épopées bien connues.

Certains maz étaient médecins, guérisseurs, herboristes ou botanistes. À l’instar de ceux qui dirigeaient les exercices de gymnastique et d’arts martiaux, ils disaient pour le corps, et écoutaient le corps. (Le corps qui était l’Arbre, qui était la Montagne…) Leurs dits factuels, descriptifs, s’apparentaient à l’enseignement de la médecine.

D’autres maz travaillaient surtout avec des livres : ils apprenaient aux enfants et aux adultes à lire et à écrire les idéogrammes, enseignaient les textes et les outils permettant de les comprendre.

Mais le premier travail des maz, celui qui leur valait le respect, c’était de dire : lire à voix haute, réciter, et discuter les textes. Plus ils disaient, plus on les honorait, et mieux ils les disaient, mieux on les payait. De quoi parlaient-ils ? Cela dépendait de ce qu’ils savaient, de leur degré de maîtrise du savoir ancestral, et, à l’évidence, de leur envie du moment.

Il y avait là une incohérence renversante. Pendant les semaines où elle avait peiné à comprendre le Deux et l’Un, l’Arbre et le Feuillage, elle consacrait toutes ses soirées à écouter Maz Ottiar Uming dire une longue saga mythico-historique sur l’exploration six ou sept mille ans plus tôt des îles Orientales par les Rumay et presque toutes ses matinées à entendre Maz Imyen Katyan dire l’origine et l’histoire du cosmos, nommer étoiles et constellations, et décrire les mouvements des quatre autres planètes du système akien en présentant à son auditoire des cartes du ciel aussi belles et précises qu’anciennes. Où était le point commun ? De quelle manière des éléments aussi disparates s’agençaient-ils ?

Lassée de l’abstraction philosophique, pour laquelle elle n’avait aucun talent et que peu d’attirance, Sutty se tourna vers ce que les maz appelaient le dit du corps. Les maz guérisseurs semblaient s’y entendre à garder quelqu’un en bonne santé. Elle demanda à Sotyu Ang de lui enseigner un peu de médecine. Il lui détailla patiemment les propriétés curatives des articles de l’herbier immense qu’il avait hérité des parents d’Ang Sotyu et qui remplissaient la plupart des tiroirs de son échoppe.

Il était ravi de la voir enregistrer tout ce qu’il lui disait dans son noteur. Jusqu’à présent, elle n’avait découvert dans le Dit ni savoir occulte, ni secret d’initiés, ni connaissances dissimulées pour fortifier l’autorité des érudits, accroître leur sainteté ou augmenter leurs tarifs.

— Écrivez tout ce que je vous dis ! ne cessait de répéter le maz. Mémorisez-le ! Conservez-le, pour pouvoir le dire à d’autres !

Sotyu Ang avait passé toute sa vie d’adulte à apprendre les propriétés des herbes et, n’ayant ni disciple ni apprenti, il témoignait une reconnaissance touchante à la préservatrice de son savoir.

— C’est tout ce que j’ai à donner au Dit, murmurait-il.

Il n’était pas guérisseur lui-même, mais apothicaire et herboriste. La théorie n’était pas son fort, et les raisons qu’il donnait pour expliquer pourquoi telle ou telle herbe avait un effet relevaient souvent de la fantaisie la plus imaginative, et pourtant le système de médecine était, autant qu’elle pouvait en juger, pratique, préventif et efficace.

La pharmacie et la médecine n’étaient qu’une branche du Grand Système. Les récits des maz abordaient les sujets les plus divers, tous les sujets, évoquaient toutes les feuilles de l’immense feuillage de l’Arbre. Elle ne pouvait se retenir de penser qu’il devait y avoir là un motif central, une ligne directrice. L’éthique ? Le bien-vivre ?

Ayant grandi sous le règne de l’unisme, elle n’était pas naïve au point de croire qu’il existait forcément une relation entre religion et morale, mais elle commençait à connaître une éthique spécifiquement akienne qui s’exprimait dans tous les récits, dont beaucoup étaient des paraboles et des contes moraux, et dans le comportement et les propos des gens qu’elle fréquentait à Okzat-Ozkat. À l’instar de leur médecine, leur éthique était pratique, préventive, et semblait plutôt efficace. Elle prescrivait en premier lieu le respect de son propre corps et de celui de l’autre, et proscrivait avant tout les pratiques usuraires.