La fréquence avec laquelle le profit excessif se voyait dénoncé dans les récits montrait que l’avarice était chose courante sur Aka. À Okzat-Ozkat, les crimes se limitaient à des vols, des tricheries et des petites escroqueries. Les violences sur les personnes, attaques à mains nues le plus souvent, étaient dues à des voleurs ou à des victimes de vol ou d’extorsion se faisant justice. Les crimes passionnels, rares, n’étaient ni approuvés ni excusés. Le mot « meurtrier » était synonyme de « fou ». Iziézi ne pouvait pas dire à Sutty si on enfermait les meurtriers en prison ou dans un asile : à sa connaissance, il n’y avait pas de meurtriers à Okzat-Ozkat. Elle avait ouï dire qu’on châtrait les violeurs, autrefois, mais elle ignorait quel châtiment on leur appliquait désormais, parce qu’il n’y en avait pas non plus. Les Akiens témoignaient une grande gentillesse à leurs enfants, à tel point qu’Iziézi avait du mal à concevoir la maltraitance. Elle savait quelques histoires de parents abusifs, d’enfants orphelins dont personne ne voulait s’occuper, mais :
— Ce sont de vieux récits, disait-elle. Du temps d’avant l’instruction.
La Corporation, bien sûr, avait institué une éthique et des vertus nouvelles – l’esprit pionnier et le patriotisme, par exemple – ainsi qu’une panoplie de crimes nouveaux dus à la pratique d’activités proscrites. Mais nul à Okzat-Ozkat, hormis les officiels de la Corporation et peut-être certains des étudiants de l’École des maîtres, ne tenait les maz pour des délinquants, d’après ce que Sutty avait constaté. Illicite, illégal, interdit : si ces nouvelles catégories définissaient un comportement, leur signification morale n’apparaissait qu’à leurs concepteurs.
Ne commettait-on aucun crime dans l’ancien temps, à part des viols, des meurtres et des pratiques usuraires ?
Peut-être n’y avait-il pas eu besoin d’autres sanctions. Peut-être le système était-il si universel que nul ne pouvait concevoir de s’en exclure ou de le remettre en question. Le système était la vie. Le système était le monde.
Sa versatilité, son antiquité, le nombre de domaines de l’existence qu’il régulait – la nourriture et les boissons, les horaires et les objectifs du travail et des loisirs – pouvaient expliquer l’Aka moderne, dit Sutty à son noteur. La force de l’habitude qui s’y attachait expliquait peut-être comment la Corporation dovzienne avait aisément atteint à l’hégémonie, comment elle avait réussi à contrôler la vie quotidienne dans tous ses aspects : ce qu’on mangeait, buvait, lisait, écoutait, pensait, faisait. Le système existait déjà. Depuis longtemps, à tous les niveaux, sur tout le Continent et toutes les îles. Il avait suffi à Dovza d’en prendre la maîtrise et d’en modifier les buts. D’une mosaïque consensuelle au sein de laquelle l’individu recherchait la satisfaction physique et spirituelle, la Corporation avait fait une vaste hiérarchie dans laquelle il servait la croissance indéfinie de la richesse matérielle et de la complexité de la société. D’un équilibre homéostatique actif, on était passé à un déséquilibre dynamique actif.
Il y avait la même différence, dit Sutty à son noteur, entre la personne qui restait assise à réfléchir après un bon repas et celle qui courait à son travail parce qu’elle était en retard. La comparaison lui plut.
Elle se pencha sur la première moitié d’année qu’elle avait passée sur Aka avec incrédulité et une certaine pitié à l’égard d’elle-même et des producteurs-consommateurs de Dovza-Ville.
— Quels sacrifices ils ont consentis ! dit-elle au noteur. Ils ont accepté de nier leur culture entière et d’appauvrir leur vie pour la « Marche vers les Étoiles »… un objectif artificiel, théorique… d’imiter les sociétés dont ils ont décidé qu’elles étaient supérieures à la leur pour la simple raison qu’elles maîtrisent le voyage spatial. Pourquoi ? Il manque une étape décisive. Il s’est passé un événement qui a causé ou catalysé ce bouleversement. L’arrivée des Premiers Observateurs de l’Ékumen suffit-elle ? Ce serait un événement considérable pour des gens qui n’ont jamais connu d’étrangers…
Et un énorme fardeau pour les étrangers, songea-t-elle.
Ne nous trahissez pas ! lui avait dit le Moniteur. Mais les compagnons de Sutty, ces voyageurs de l’Ékumen, ces Observateurs, soucieux d’éviter d’intervenir, d’interférer, de prendre le contrôle, avaient apporté la trahison. Quelques Espagnols débarquent, et les grands empires des Incas, des Aztèques, se trahissent, s’écroulent, laissent interdire leurs dieux et même leur langue… Les Akiens avaient été leurs propres conquérants. Troublés par des concepts étrangers, ils avaient laissé les idéologues de Dovza les dominer, les appauvrir, ainsi que les idéologues du Communo-capitalisme au vingtième siècle et les zélotes de l’Unisme du temps de Sutty avaient dominé et appauvri la Terre.
Si ce processus avait débuté dès la prise de contact, c’était peut-être à titre de réparation que Tong Ov tenait à en apprendre le plus possible sur l’Aka d’avant la venue des Premiers Observateurs. Nourrissait-il l’espoir de rendre aux Akiens ce qu’ils avaient rejeté ? Mais l’État corporatiste ne le permettrait jamais. « C’est dans les ordures qu’on cherche la pièce d’or. » Elle avait appris cette devise de la bouche de Maz Ottiar Uming mais, de l’avis de Sutty, le Moniteur ne se laisserait jamais convaincre. Pour lui, la pièce d’or n’était qu’un cadavre pourrissant.
Elle tint de fréquentes conversations imaginaires avec le Moniteur durant ce long hiver d’instruction, d’écoute, de lectures et d’exercices, de réflexion et encore de réflexion. Il devint son mannequin d’entraînement. Il n’avait pas le droit de répondre, juste celui d’écouter. Certaines idées devaient rester informulées plutôt qu’enregistrées sur son noteur ; elle les tournait et les retournait dans sa tête, en tant qu’opinions qu’elle chérissait mais tenait à séparer de ses observations. Ainsi, il lui semblait que le Dit, s’il s’agissait d’une religion, différait des religions de la Terre : de fait, ni les croyances dogmatiques, ni les émotions frénétiques, ni les promesses de récompense après la mort, ni le fanatisme institutionnel n’y avaient leur place. Ces caractéristiques dont, à son avis, les Akiens se passaient très bien jadis venaient du Dovza. La religion, c’était l’État corporatiste. Elle aimait convoquer l’uniforme bleu et marron, le dos raide et le visage fermé du Moniteur, et lui expliquer quels fanatiques, quels imbéciles ils faisaient, lui et tous les bureaucrates idéologues, de convoiter les biens matériels sans valeur d’autres peuples et de jeter aux ordures les trésors du sien.
Le vrai Moniteur, l’individu de chair et de sang, avait dû quitter Okzat-Ozkat ; elle ne l’avait pas croisé depuis des semaines. Quel soulagement ! Elle le préférait de beaucoup en fruit de son imagination.
Elle avait cessé de poser des questions sur ce que les maz faisaient. Un enfant de quatre ans aurait pu répondre. Ce que faisaient les maz, c’était dire. Raconter, lire, réciter, discuter, expliquer, inventer. Ils abordaient une infinité de sujets que l’on ne pouvait ni fixer, ni définir. Et cette masse de matériau continuait de croître ; tous les textes n’étaient pas appris par cœur, toutes les histoires ne dataient pas de l’ancien temps, toutes les idées, toutes les pensées n’étaient pas vieilles de milliers d’années.